L'autre campagne L'Autre campagne Michel Herreria
Retour à l'accueil

>> Politiques sociales et économiques >> Partage des richesses >> Une redéfinition de la richesse pour une décroissance soutenable
 
Une redéfinition de la richesse pour un développement humain soutenable
par Patrick Viveret*

 
Le deuxième sommet de la terre à Johannesburg a mis en évidence, y compris dans ses frustrations, ses déceptions et ses échecs, un accord assez large de la communauté internationale, scientifique, politique et en grande partie économique, sur le fait que notre modèle de développement dominant, celui qu’on appelle occidental, n’est pas projetable, soutenable, ni même universalisable dans l’avenir. A partir d’un indicateur relativement simple ,l’empreinte écologique, c’est-à-dire la surface nécessaire pour que chaque habitant de la terre puisse d’une part puiser des ressources suffisantes pour satisfaire ses besoins et d’autre part éjecter ou retraiter ses déchets, on constate qu’un certain nombre de pays développés, France comprise, sont déjà, du point de vue de leur propre territoire, au-delà de la surface admise. Que l’ensemble de la planète adopte notre modèle de développement et singulièrement, que la Chine adopte celui des Etats-Unis, il nous faudrait prévoir dès aujourd’hui trois planètes et cinq après-demain !

Il nous faut changer de cap et cela nous conduira nécessairement à reconsidérer nos représentations, nos modes de circulation et de production de la richesse.

Pour prendre une comparaison, nous sommes dans la situation d’un marin qui choisirait un nouveau cap mais dont les instruments de bord resteraient réglés sur le cap précédent : celui de cette croissance productiviste devenue insoutenable. Il importe donc de revoir nos indicateurs de richesse, en particulier notre définition de la production, de la productivité et toutes les conséquences qui s’ensuivent en termes de rentabilité.

Sur ce terrain il est intéressant de noter le décalage frappant entre les indications fournies par le PIB et celles par exemple de l’indice de santé sociale tel qu’il est calculé par le Fordham Institute et dont le Réseau d’alerte sur les Inégalités et « Alternatives économiques » se sont inspirés en France pour créer le BIP 40 (baromètre des inégalités et de la pauvreté).

Cet indicateur publié depuis 1987 dans le cadre d’un rapport annuel du Fordham Institute for Innovation in Social Policy (New-York) est calculé à partir de 16 indicateurs élémentaires [1]. Dans le cas des Etats-Unis, l’indicateur progresse parallèlement au PIB jusqu’au début des années 70 et s’en écarte par la suite.

D’autres indicateurs donnent des décalages comparables. C’est le cas des indicateurs de développement humain, de développent soutenable ou de bien être économique. Bien entendu chaque type d’indicateurs répond à des conventions qui méritent d’être discutées ou critiquées. Mais c’est tout autant voire davantage le cas du PIB construit après guerre, dans un contexte de reconsruction de manière à favoriser la production industrielle marchande et que l’on prend le plus souvent comme s’il donnait une vision neutre et objective de la richesse d’un pays. S’engager dans la direction de nouveaux indicateurs (cf le résumé très utile établi par Jean gadrey et Florence Janice dans leur livre : le nouveaux indicateurs de richesse /La Découverte) ne signifie pas qu’il faille vouloir tout compter ou mesurer fut ce autrement. La bataille culturelle à conduire est autant sur le terain du droit à compter autrement que sur celui du droit à ne pas tout compter. L’essentiel de ce qui compte vraiment dans l’ordre de l’être (la beauté, l’amour, la liberté etc.) est par nature au delà du mesurable. Il ne faut jamais oublier que la quantification est un outil au service de la qualification et non l’inverse. Et la qualification relève par nature de la délibération démocratique.

C’est en effet la question centrale du rapport à l’être et à l’avoir qui doit être abordée , et donc la nature de nos projets de vie, aussi bien sur le plan personnel que collectif, sur le plan local que global, sur le plan de nos vies individuelles que des stratégies de transformation mondiale.

Le paradoxe tragique que nous vivons c’est que le bon usage des mutations actuelles (révolution de l’intelligence et du vivant) nous permettrait d’aller dans la direction d’un développement humain soutenable (incluant des décroissances dans les secteurs d’activité écologiquement ou socialement destructeurs); ces mutations se caractérisent en effet par l’abondance potentielle, la socialisation accrue de ces forces « productives »que sont la vie et l’intelligence, la réduction du temps de travail dans le temps de vie, l’extension possible de la sphère de la gratuité. Le principal blocage vient du décalage entre ces potentialités et les systèmes économiques, sociaux et émotionnels qui restent structurés par les logiques de peur et de régression émotionnelles ; le cœur du mal développement mondial est lié aux logiques de possessions dans l’ordre de l’avoir. Nous sommes en présence d’une nouvelle contradiction marxienne entre de nouvelles forces productives de plus en plus socialisées et des rapports sociaux et émotionnels qui restent structurés par des logiques de privatisation et de peur du manque.

Le décalage entre le modèle culturel, social et politique et le modèle technique et économique est ainsi explosif. Plus nous produisons de richesses avec moins de travail humain, plus nous échappons au règne de la rareté et plus la question essentielle de l’humanité ne devrait plus être celle de la lutte pour la survie mais de la coopération pour la qualité et l’intensité de vie. Loin d’adhérer au modèle des « guerriers puritains » commun à Georges Bush et à Ben Laden, nous devrions être des « coopérateurs ludiques ». Comme l’ont montré les travaux préparatoires à la conférence de Johannesburg, seule une logique de coopération est de nature, au niveau mondial, à traiter des questions aussi cruciales que l’eau, les épidémies (en particulier la pandémie du sida), la malnutrition ou le chômage.

Or, le modèle culturel aujourd’hui dominant en Asie (Japon mais aussi Chine) et en Amérique du Nord est au contraire de réagir à la difficulté par un surcroît de vitesse, d’effort, de logique guerrière. C’est aussi pourquoi le puritanisme sexuel constitue l’un des traits dominants de cette vision. Misère sexuelle et spirituelle vont de pair chez ceux qui lisent le monde à travers le schéma binaire simplificateur et sectaire de l’« axe du mal ». Le fantasme de ces obsédés de la rareté n’est pas érotique : il est pornographique, c’est-à-dire fondé non sur le désir amoureux mais sur celui de la domination.

La double face de la monnaie : doux commerce et guerre économique

La double nature du commerce et de la monnaie est directement liée au débat sur une nouvelle approche de la richesse. Car ce signe étonnant qui cumule trois fonctions partiellement contradictoires est d'abord une langue et, comme toute langue, elle peut être la meilleure et la pire des choses. Le meilleur se situe évidemment dans la facilitation de l'échange et dans le processus de pacification qui lui est lié. Le mot “payer” en porte la trace puisqu'il vient du latin “pacare”, pacifier. C'est dans cette perspective que le commerce peut être présenté comme alternative à la guerre.

Mais, dans le même temps, la monnaie est aussi vecteur de la violence des rapports sociaux, comme l'ont bien montré Michel Aglietta et André Orlean dans leur livre la Violence de la monnaie [i]. Loin d'être du côté d'un marché régulé et pacifié, la monnaie est alors vecteur du désir de toute puissance et structure des rapports sociaux où l'absence de monnaie à un pôle génère la misère physique (et parfois psychique) tandis que l'excès de monnaie à l'autre génère (souvent) la misère morale.

Cette ambivalence de la monnaie, vecteur de paix ou de violence, se manifeste aussi dans l'abstraction qu'elle porte en elle. D'un côté, cette abstraction permet son universalisation et facilite l'échange au loin dans l'espace (cas des grandes monnaies convertibles) ou dans le temps (par l'épargne et l'investissement). Mais cette monnaie qui permet l'échange au loin finit aussi par détruire l'échange de proximité. À quoi sert de pouvoir acheter un produit fabriqué à dix mille kilomètres de chez soi si l'on ne peut échanger avec son voisin qui vit dans la pauvreté ? À quoi bon pouvoir mettre de l'argent de côté pour le retrouver dans vingt ans si l'on ne peut assurer la vie des siens le mois suivant ? C'est à ce déficit de proximité que se sont attaqués tous les nouveaux mouvements d'échange qui sont nés au cours de ces dernières années et qui témoignent d'une grande créativité sociale.

Qu'il s'agisse des réseaux d'échange réciproques de savoirs, des SEL (systèmes d'échange locaux), des LETS (local exchange trade sytem en pays anglophones), des réseaux latino-américains de “troc multiréciproque”, des banques du temps italiennes ou du système “time dollar” américain, il s'agit toujours, sous des modalités différentes, de retrouver les fonctions pacificatrices de l'échange que les monnaies officielles ont fini par occulter. En proclamant, comme le dit une formule souvent utilisée dans ces différents réseaux d'échange, que le “lien est supérieur au bien”, il s'agit aussi de réinsérer l'être humain au cœur de cet échange où il finissait par disparaître dans sa pure fonctionnalité économique de producteur ou de consommateur.

A la question éminemment complexe et sujette à réponse diverses voire contradictoires : qu'est ce que la richesse? la monnaie permet de répondre : est richesse tout désir exprimé par de la monnaie; comme tout individu est porteur de désir, la décentralisation peut être extrême et la monnaie permet de convertir ce désir en équivalent universel. Au passage cependant deux grands problèmes sont non réglés : celui des désirs destructeurs qui ont le même statut que les désirs qui renforcent la collectivité; celui des inégalités dans l'accès à la monnaie.

Ceci nous conduit donc également à reposer la question de la formation des revenus et de l’ampleur des inégalités.

Lutter contre les inégalités : l’hypothèse d’un plafond personnel de revenus.

Au moment où l’on demande aux catégories les plus modestes d’accepter des régressions sociales majeures au nom de la compétitivité, il est inacceptable de voir se constituer des fortunes sur la base de pures logiques spéculatives et rentières. Tant pour des raisons de justice sociale que d’ordre public et de politique de santé, il faut donc stopper la dérive folle des très hauts revenus.

Quel est en effet l’argument principal des dealers dans une cité de banlieue quand ils cherchent à convaincre un jeune de rentrer dans un réseau de revente de drogue ? "Pourquoi vouloir te fatiguer à gagner en un mois ce que tu peux gagner en une journée ? Regarde au JT on a encore eu l’exemple d’un grand patron qui rafle un paquet énorme de stocks options ou augmente son revenu de 30% alors que sa boîte est en difficulté…telle est la loi de la jungle dans laquelle nous sommes". C’est dire qu’au delà d’un certain seuil, des inégalités de revenu ou de fortune sont des incitations à l’incivisme et à la délinquance . C’est encore plus vrai à l’échelle mondiale. Quand la fortune de 225 personnes est égale au revenu de deux milliards et demi d’êtres humains (chiffres officiels du PNUD) le cocktail explosif de l’humiliation et la misère constitue un réservoir de choix pour les fondamentalismes, les intégrismes et les terrorismes de toute nature. Problème d’ordre public donc mais aussi problème de santé mentale. Au delà d’un certain niveau de fortune il se met en place un phénomène psychique de déréalisation que connaissent bien les personnes qui travaillent sur les psychoses maniaco-dépressives et qui peuvent conduire à des mises sous tutelle ou sous curatelle car les personnes atteintes sont incapables de gérer rationnellement leur argent. C’est le même processus qui se produit aussi chez nombre de sportifs, d’artistes, de PDG, de présentateurs de TV etc. qui "disjonctent" et, circonstance aggravante entraînent souvent les collectifs ou les entreprises dont ils sont membres ou responsables dans leur propre délire. Le cas Messier-Vivendi en est un exemple patent. Outre des raisons de justice sociale évidentes (rien ne peut justifier que des êtres humains soient à la rue quand d’autres ne savent pas quoi faire de leur argent) une réforme de ce type devrait être proposée conjointement par le ministère de l’intérieur et le ministère de la santé Plusieurs modalités sont envisageables. L’une d’entre elles, libérale dans ses modalités d’application, consisterait à proposer un processus en deux temps :

1) le Parlement délibère du niveau maximal d’inégalités réelles (et non statistiques) compatibles avec l’idée que la collectivité se fait de ses propres valeurs. Il définit ainsi un seuil de revenu minimal et un seuil de revenu (personnel) maximal acceptable. Les deux revenus sont liés selon le principe thermostatique : quand il y a excès et insuffisance aux deux bouts de la chaîne on crée une boucle de rétroaction positive. Si l’on veut augmenter le RMA (revenu maximal acceptable personnel) il faut augmenter aussi les minima sociaux. Dans le cas où le Parlement refuse un plafond supérieur il doit assumer publiquement la réalité du niveau d’inégalités. Reconnaître par exemple qu’au pays de la déclaration des droits de l’homme, l’inégalité effective est aujourd’hui dans un rapport de un à mille et au delà. Aux Etats Unis, comme le rappelle Alain Caillé, le rapport entre les salaires minima et ceux des Pdg sont passés entre 1970 et 2000 d’un rapport de 1 à 39 à un à 1000 soit une multiplication par 25.

2) le plafond maximal personnel étant défini, tout revenu supérieur peut être, au choix, versé dans l’ISF ou, si les personnes démontrent l’utilité sociale de ce supplément de revenu, affecté à une fondation. La fondation peut être en effet un bon cadre pour répondre de manière très libérale à cet objectif très radical. Dans ce second cas les personnes au dessus du RMA disposeraient donc de la première partie de l’année fiscale pour déposer un projet de fondation associant la personne concernée et la collectivité. La fondation peut d’ailleurs porter le nom de la personne si cela peut satisfaire son ego mais comme toute fondation la collectivité y est représentée et les objectifs doivent correspondre à des critères d’utilité publique ou sociale (au sens large écologique compris).

Il faudra bien entendu répondre à l’argument du risque d’évasion fiscale qu’une telle mesure ne manquera pas de susciter. Ce projet devrait donc être couplé avec d’autres propositions concernant la lutte contre les paradis fiscaux défendues notamment par Attac. Mais on peut dores et déjà dire que les personnes qui seraient à ce point dans une posture cynique et incivique pour refuser une telle mesure sont peu utiles à leur pays. Dans une économie de la connaissance et à l’heure de la révolution de l’intelligence la qualité de l’intelligence est directement liée à la qualité d’écoute et de générosité. L’autisme et le cynisme ne sont guère propices à la fécondité de l’intelligence collective. Leur "délocalisation" volontaire ne serait pas pour le coup un drame national...

Patrick Viveret*

* Conseiller référendaire à la Cour des comptes et Directeur du Centre International Pierre Mendès France (CIPMF).