L'autre campagne L'Autre campagne Michel Herreria
Retour à l'accueil

>> Politiques sociales et économiques >> Cadres de vie et nouvelles pratiques collectives >> Lieux autogérés
 
Lieux autogérés
par Alice Le Roy* et Laurence Baudelet**

 
Alors que l’autogestion semblait tombée en désuétude depuis l’abandon de ce courant de pensée par la gauche de gouvernement et le naufrage de la Yougoslavie titiste, les débats suscités ces dernières années par le dépérissement de la démocratie représentative s’ordonnent désormais autour de la nécessité d’une citoyenneté active et de lieux concrets pour qu’elle s’exerce.

Dans un contexte de mutations économiques et sociales rapides induisant un fort sentiment de dépossession, des personnes choisissent de se regrouper pour créer des alternatives au système dominant.

Les Zones Autonomes Temporaires (comme le VAAAG, village alternatif anti-capitaliste et anti-guerres, lors du contre-sommet du G8 à Evian en mai 2003), les squats artistiques et citoyens (les Tanneries à Dijon, le Clandé à Toulouse, la Petite Rockette à Paris, etc.) les restaurants associatifs et les bars autogérés (la Rôtisserie à Paris, la Cordonnerie à Limoges…), les lieux itinérants (le Carnaval des Affamés, cuisine autogérée de Montpellier), ainsi que les jardins collectifs (partagés et d'insertion, dans toute la France), ont comme point commun de vouloir créer une « contre-société » basée sur la convivialité, la création, l'entraide et la participation. Les systèmes d’échanges locaux (S.E.L.), les réseaux d’échange de savoirs, les A.M.A.P. [1], ainsi que le vaste secteur de l’économie sociale et solidaire viennent aussi s’abreuver à cette source autogestionnaire. [2]

Ces initiatives ne se contentent pas de s’ériger en parole contre les rapports de profit, de pouvoir et de consommation. Lieux de création et de mise en pratique ancrés dans le réel, les lieux autogérés sont en quelque sorte des laboratoires in vivo de la démocratie participative.

Les débats y étant vifs, les expériences autogestionnaires peuvent s’avérer particulièrement tumultueuses. Au cœur des discussions : les modes de prise de décision, la stratégie à adopter vis-à-vis des institutions, l’ouverture au public et sa participation, la possibilité de mener des activités marchandes ou encore les conditions de la création artistique. L’ensemble des expériences est traversé par deux valeurs, qui peuvent paraître antagonistes : le respect de l’autonomie de l’individu s’accompagne de formes collectives de régulation. Des règles de conduite non-racistes, non-sexistes et non-homophobes sont également revendiquées.
Reste que la précarité des expériences autogestionnaires, et son cortège de problèmes d’organisation interne, fragilisent considérablement cette dynamique. Les espaces réquisitionnés par les occupants sont régulièrement menacés d’expulsion et les expériences éphémères subissent elles aussi l’opprobre des autorités. Certaines initiatives issues de la société civile dérangent quand elles ne correspondent pas aux cadres existants : le droit de la propriété privée, le trouble à l’ordre public ou encore le respect de certaines réglementations sont invoqués par les responsables politiques pour justifier les évictions ou les interdictions.
A contrario, certaines collectivités se sont lancées dans des politiques de soutien aux squats artistiques ou aux jardins partagés (les lieux itinérants et les zones d’autonomie temporaire paraissant moins « récupérables » politiquement, puisque plus fugaces). Certains observateurs de ces phénomènes mettent en garde contre le risque d’instrumentalisation de ces expériences, et évoquent un processus de privatisation à moindre coût de missions remplies par le service public. L’écueil est donc le recours cynique à ce type de structures comme soupape pour un système économique en crise, la contestation des logiques du système dominant restant à l’état expérimental.
Pourtant, globalement, ce qui semble se dessiner dans ce foisonnement d’expériences, c’est à la fois un regain de revendications d’autonomie individuelle et d’expertise collective. Les observateurs de ces initiatives constatent qu’en favorisant la responsabilité individuelle dans un cadre collectif, on y lutte contre une forme d’anomie visible dans le reste de la société. On assiste également à des phénomènes de « contagion », le succès des lieux alternatifs servant de source d’inspiration pour la gestion d’autres lieux. Le jardinier amateur qui a appris des méthodes culturales respectueuses de l’environnement dans un jardin partagé sera par exemple plus vigilant face au recours par sa commune à des produits phytosanitaires dans les jardins publics. Il sera également plus enclin à se poser des questions sur la teneur en pesticides, en additifs, et en OGM des menus de cantine de ses enfants. Une personne qui a une pratique artistique amateur dans un squat portera un autre regard, sans doute plus exigeant, sur la culture officielle des musées et des théâtres. Des groupes qui investissent des lieux désaffectés s’initient du même coup aux règles d’urbanisme, etc.
Cet auto-apprentissage et ces prises de conscience s’effectuent à un rythme lent. Dans le monde industrialisé, dominé par la division du travail, la culture de masse et la démocratie déléguée, l’expérience de l’autogestion reste donc très minoritaire. Mais sa légitimation, aux côtés des secteurs public et privé, par les pouvoirs publics, via des « contrats de confiance » (des baux précaires), des conventions d’occupation du domaine public, ou des conventions partenariales permettraient à ces initiatives collectives de fleurir. La création d’un dispositif au niveau national qui légitime ces expériences et fournisse un cadre, comme cela s'est fait pour les jardins collectifs [3], représenterait également une avancée considérable.
L’enjeu n’est pas mince, puisqu’il s’agit rien de moins que de permettre une extension de la démocratie, par la création de nouveaux droits. Légitimer l’approche autogestionnaire permettrait d’envisager l’élaboration par la population de budgets publics (le budget participatif), la participation à la gestion d’un certain nombre d’équipements publics (crèches, écoles, hôpitaux, gymnases, musées), voire d’entreprises.
Dans une société bouleversée par une mondialisation sauvage, ces formes d’auto-régulation permettent aux personnes de reprendre une forme de contrôle sur leur existence.
Alice Le Roy* et Laurence Baudelet**

* Chargée de mission à la mairie de Paris, militante écologiste.
** Membre co-fondateur de Graine de jardins, association qui anime le réseau francilien des jardins partagés, membre du réseau national le Jardin Dans Tous Ses Etats (JTSE).

[1] Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, ces structures regroupent des personnes qui pré-achètent la récolte d’un agriculteur, sans passer par un intermédiaire. La participation à l’AMAP suppose de partager les aléas et les réussites de l’exploitation, souvent biologique.
[2] C’est la multiplication de ce type d’expériences et leur succès qui poussa Patrick Viveret à déclarer en 2001 que l’autogestion était « un mort bien vivant », in revue Mouvement, novembre-décembre 2001.
[3] Une proposition de loi relative aux jardins collectifs a été adoptée par le Sénat en octobre 2003.


Réaction(s) à cet article
4 Les Tanneries en danger !! par jack
le dimanche 25 mars 2007 à 17:05
Je vous avais fait part dans une réaction précédente de la grande précarité dans laquelle les lieux autogérés se trouvaient. L'un des endroits cités dans le texte d'alice Le Roy et de laurence Baudelet, en l'occurrence l'espace autogéré des Tanneries à Dijon, est en voie d'expulsion au profit d'un méga-pôle médical privé généreusement soutenu par... [ lire la suite ]
3 une sceptique devenue adepte par Virginie Guiraudon
le mercredi 14 mars 2007 à 20:08
Bravo pour le chapitre très bien ficelé et très intéressant. Je me souviens d'avoir été très sceptique sur les jardins partagés. Trop peu pour changer le monde, trop bobo comme truc, trop ci, trop çà. Moralité, c'est la meilleure chose que notre association de quartier ait faite! Cela n'a pas été sans mal mais quitte à se donner du mal le résultat... [ lire la suite ]
2 Lieux autogérés par jack
le mercredi 07 mars 2007 à 15:03
C'est avec une attention toute particulière que j'ai lu l'article sur la promotion et le soutien des lieux autogérés de Laurence BAUDELET et d'Alice LE ROY ainsi que la contribution audiovisuelle de cette dernière sur le site. Je me félicite que ce type de propositions soit mis en avant puisqu'il concerne un nombre non négligeable de personnes qui... [ lire la suite ]
1 depuis le temps qu'on attendait cela par ait-ali
le mardi 13 février 2007 à 18:06
juste un petit message pour vous feliciter et vous encourager dans cette voie de faire sortir de l'orniere les pratiques auto-gestionnaires auxquelles nous participons depuis plusieurs annees...cela fait du bien en ces temps de campagne deprimante que je suis depuis le fin fond de l'OHIO ou je suis exile pour plusieurs mois.L'ensemble de... [ lire la suite ]