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LIENS UTILES
B. Ogilvie « Le foulard islamique en questions », Le Passant Ordinaire

LIVRES
Le foulard islamique en questions, collectif sous la direction de Charlotte Nordmann, éditions amsterdam, Paris, 2004.


 
La laïcité : une idée d’avenir, encore insoupçonnée
par Bertrand Ogilvie*

 
Bien que la laïcité ne soit pas d’origine française (mais plutôt américaine) et que d’autres pays aient développé des institutions visant à maintenir une certaine indépendance entre l’État et l’Église, la France se trouve être souvent identifiée, par les autres et par elle-même, à ce principe. Issu d’une longue histoire, qui a commencé avec le mouvement des Lumières au XVIIIe et s’est concrétisée avec la Révolution de 1789, ce projet a constitué un enjeu politique majeur et a fait l’objet d’une lutte continue, de 1789 à la manifestation hostile de 1984 qui constitue un tournant. Comportant à l’origine des composantes nationalistes et indépendantistes (à l’égard du Vatican), la laïcité à la française s’est finalement concentrée autour d’un certain nombre de contradictions articulant un esprit de tolérance et de respect de la liberté de conscience avec un esprit de résistance arc bouté contre le fanatisme, l’obscurantisme, et toute main mise d’une idéologie religieuse sur la vie civile et sociale. L’École a été, et est encore, le lieu par excellence des affrontements.

Pour des raisons profondes, liées aux modifications essentielles de la population française qui font de la France un pays largement multiculturel, à l’apparition de nouvelles formes d’adhésion aux croyances traditionnelles, au rééquilibrage entre les différentes religions, et, dans le champ politique, à la prééminence de la question de l’identité sur celle de l’égalité, de celle de la reconnaissance sur celle de la justice, les structures politiques et juridiques instaurées en 1905 doivent sans doute être repensées.

Première proposition : il ne s’agit plus d’inventer une position politique et idéologique pour une fille aînée de l’Église émancipée de la dépendance par rapport à l’autorité chrétienne, mais de repenser le problème du théologico-politique à l’échelle d’une situation de mondialisation. En effet, la situation internationale résonne en permanence dans le débat français (et notamment les conflits du Moyen-Orient). Les spécificités de la solution française, qui surprennent tant les pays étrangers mais beaucoup moins les immigrés qui en découvrent les intérêts, sont certainement amenées à se déplacer, fût-ce pour mieux se perpétuer, autrement.
Le point crucial consiste certainement dans la difficulté que la France éprouve à élargir le champ d’application de son concept : le fait que cet ensemble de mesures laïques, pour des raisons historiques, n’ait d’abord concerné que les rapports de l’État avec le christianisme a empêché l’expérimentation de relations de même type avec les nouvelles communautés religieuses présentes dans l’espace public. La question des articulations de compromis dans le domaine de la connaissance, du partage de l’espace public et de l’assignation symbolique des rôles, ainsi que celle de la sécularisation des cultes, réglée avec catholiques et protestants, n’a jamais été sérieusement envisagée avec les autres croyants : tant au niveau matériel (lieux de cultes) qu’au niveau de la connaissance (construction d’une articulation entre instruction religieuse et histoire des religions) ou de l’imaginaire (familiarité des figures dans l’espace public : soutanes, cornettes, versus voiles, barbes et Kippa, etc.). Ce qui n’est pas intégré dans un système représentatif banalisé à la fois se présente et se trouve perçu et ressenti comme l’agression d’une puissance conquérante (renforcé en cela par la situation internationale explosive). Par conséquent, repenser les structures politiques et juridiques instaurées en 1905 passe par le traitement du problème constitué par le racisme « endémique » d’une partie des Français et de leurs institutions à l’égard des populations du Sud, qui les empêche de nouer des rapports normaux avec ces traditions religieuses et leur font paraître étrange, inquiétant et scandaleux ce à quoi ils ne prêtent pas attention dans leur propre culture mais qui est analogue.

Mais l’extension du concept de laïcité ne concerne pas seulement l’ouverture aux autres religions présentes sur le sol français. Il faut aussi envisager – seconde proposition – une extension d’un autre type du principe de séparation de la société religieuse d’avec la société politique. La religion n’est pas seulement une question de croyance, de foi ou même de rites et d’obéissance à des prescriptions. Historiquement, elle a également été porteuse d’un discours et de pratiques conduisant à réglementer la sexualité (ses formes, sa finalité), la filiation et « l’esprit d’obéissance » et à statuer sur la place et le statut de certaines catégories d’être humains (les femmes et les enfants, à propos desquels il faudrait mieux parler de « hors statut »). Que tout individu ait le droit de choisir un culte s’il le désire ne doit pas faire oublier l’existence de semi-individus pour lesquels le choix est fait d’avance par l’homme et l’adulte.
Contre cette dimension, on doit envisager un horizon plus large pour une action politique fondée sur l’idée de laïcité, qui ne soit pas restreinte à la question de la relation institutionnelle entre l’État et les religions présentes sur le territoire français, sur laquelle le débat se polarise. L’idée de laïcité implique en général, qu’outre la séparation des pouvoirs, on ne laisse pas se développer une « tolérance » qui ne serait qu’indifférence et laisser faire, mais qu’au contraire l’État organise la distribution et la transmission égalitaire des moyens intellectuels permettant de juger et de s’élever de manière critique contre toute autorité donnée ou se donnant comme allant de soi, prétendant dire ce qu’il en est de l’usage de son corps et de la place occupée dans la relation avec autrui en fonction de son sexe. [1]

Dans une telle perspective, il faut enfin mettre en débat – troisième proposition – le fait que l’Église est loin d’être l’unique incarnation contemporaine de l’autorité dogmatique, comme cela pouvait sembler être le cas en 1789, et encore en 1905. Là encore, c’est une extension de l’idée de laïcité qu’on peut appeler de ses vœux, afin d’organiser un principe de séparation entre l’État et de toute instance véhiculant des dogmes relatifs à l’existence sociale des hommes dans ses aspects économiques et politiques. Le principe de laïcité pourrait s’incarner en ce sens dans une série de lois accentuant, de manière égalitaire, le désengagement de l’État par rapport à toutes les institutions religieuses et professionnelles privées.

Dans cette optique, l’École peut de nouveau jouer un rôle fondamental, à condition qu’elle se dote elle-même de la capacité à développer une autocritique de son propre dogme pédagogique et des croyances qu’elle entraîne quant à la valeur des individus qu’elle reproduit. Elle peut intervenir notamment à l’égard des instances qui ont des vues sur le destin des enfants (les familles et les entreprises actuellement partenaires). Les bouleversements idéologiques (en partie seulement religieux, mais tous générateurs de transcendances) qui caractérisent les sociétés contemporaines sont donc loin de rendre obsolète l’idée de laïcité : c’est au contraire pour elle l’occasion de se repenser et de s’approfondir, de mettre en œuvre des dimensions institutionnelles et critiques qu’elle recelait sans doute mais qu’elle n’a jamais eu l’audace de pousser jusqu’au bout.
Bertrand Ogilvie*

* Psychanalyste et philosophe, université de Paris X Nanterre.

[1] Cf. B. Ogilvie « Le foulard islamique en questions » in Combien de mondes ?, Le Passant Ordinaire, n°47 décembre 2003, www.passant-ordinaire.com/revue/47-571.asp, et « La laïcité comme temporalité », in Le foulard islamique en questions, collectif sous la direction de Charlotte Nordmann, éditions amsterdam, Paris, 2004.