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Confronter la question raciale (suite)
par Andrew Diamond* et Jonathan Magidoff**

 
Cette réponse ne fait que confirmer l’un des points essentiels de notre démonstration, à savoir que la gauche, sous couvert de fidélité aux principes républicains, n’a cessé d’éviter de se confronter aux problèmes raciaux. Chez ceux qui s’attachent étroitement aux sacro-saints idéaux républicains, l’idée que l’histoire des États-Unis puisse être porteuse d’enseignements pour la France d’aujourd’hui engendre des réactions d’inquiétude et d’indignation. Si nous n’entendons pas minimiser les différences vastes et profondes qui séparent l’histoire des deux pays, nier de façon aussi désinvolte la possibilité de toute comparaison productive nous paraît révéler une amnésie historique dangereuse. L’affirmation selon laquelle l’histoire de France n’a pas été « une histoire de ségrégation institutionnelle et officielle » relève précisément du type de malhonnêteté historique collective sur lequel nous nous efforçons d’attirer l’attention. Cela supposerait qu’on puisse considérer l’Hexagone comme l’unité territoriale exclusive du pays, sans tenir compte du vaste territoire sur lequel la France a régné jusqu’aux années soixante ni de l’histoire des espaces constituant ce territoire. La ségrégation officielle, et avant elle l’esclavage dans les plantations, n’étaient ni plus ni moins modernes, ni plus ni moins injustes, que les pratiques de domination coloniale mises en œuvre pendant des siècles dans l’empire français.
Ces pratiques s’appuyaient toutes sur des discours explicitement ou implicitement raciaux permettant de justifier les inégalités, les discriminations et l’exploitation. En vérité, l’histoire complexe des exclusions et des restrictions attachées aux droits et à la citoyenneté sous la domination coloniale française peut être utilement comparée (et non, bien sûr, assimilée) à celle de la fondation, du développement et de l’expansion continentale des États-Unis. Tout comme en France, les politiques officielles de discrimination, d’exclusion et d’exploitation ont été pratiquées différemment dans telle ou telle portion du territoire des États-Unis et, en étudiant différentes zones géographiques à différentes périodes, on obtiendrait un tableau contrasté. L’une des différences historiques majeures, bien sûr, est que l’empire américain est parvenu à préserver son intégrité territoriale et à se consolider en tant qu’État-nation, ce qui l’a inévitablement conduit à accorder la citoyenneté légale aux populations assujetties (avec certaines exceptions importantes). Au contraire, la désintégration de l’empire français a conduit à une redéfinition de l’espace national, désormais strictement hexagonal, et à un repositionnement du problème en termes d’immigration. La projection sur le passé de cette vision de la France comme restreinte au seul Hexagone relève d’un révisionnisme historique complaisant qui ne fait qu’obscurcir les problèmes.  
En réalité, l’universalisme républicain a servi d’écran aux politiques françaises d’exclusion et de répression raciale, selon des modalités complexes et changeantes, pendant près d’un siècle et demi et a, de même, été utilisé stratégiquement par les États-Unis à différentes périodes de leur histoire. Soutenir que le républicanisme peut sortir pur et intact de son étroite collaboration avec l’impérialisme, voilà qui requiert un acte de foi assez considérable. Il n’est sans doute pas exagéré de dire que ce qui rend les comparaisons entre les États-Unis et la France attrayantes (davantage, par exemple, que les comparaisons avec l’empire britannique), c’est précisément que l’histoire des deux pays est marquée par une tension entre république et empire, et que les idéologies raciales y ont joué un rôle important et complexe. La France ne peut pas continuer à nier son histoire et à brandir l’étendard d’une égalité abstraite.
La quasi-simultanéité de la décolonisation et du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, en France et ailleurs n’est pas un accident. Naturellement, les personnes engagées dans ces luttes de libération se sentaient une cause commune et s’inspiraient les unes des autres. Si bien qu’étudier, dans un cadre comparatif, la manière dont les sociétés française et américaine ont géré et continuent d’affronter les répercussions des transformations survenues au cours des quarante dernières années peut s’avérer instructif et éclairant pour chacune. À gauche, ce travail est rendu d’autant plus urgent par les efforts de personnes telles que Nicolas Sarkozy, lequel s’inspirerait bien différemment de l’expérience américaine et exploiterait l’aveuglement de la gauche sur ces questions pour appuyer son programme néo-libéral.
Disons le clairement : nous ne plaidons en aucun cas pour une application directe de la politique américaine à la France. Loin de là. En réalité, l’un des objectifs du type de comparaison que nous proposons, de façon certes un peu provocatrice, c’est de permettre à la France (ainsi qu’aux autres sociétés européennes) d’éviter de reproduire l’ontologie raciale et le fétichisme identitaire qui caractérisent les États-Unis en tirant les leçons de leurs erreurs ; parallèlement, nous pensons que les enseignements tirés de l’expérience française pourraient utilement s’appliquer aux États-Unis. Les historiens américains, il est intéressant de le noter, ont récemment montré que l’idéologie de l’égalité abstraite avait joué, à certaines époques de l’histoire des États-Unis, un rôle comparable à celui qu’elle a eu en France. Plusieurs études récentes ont décrit la manière dont la classe moyenne blanche des zones suburbaines avait, à partir des années soixante-dix, mis en avant des notions de « colorblindness » et de méritocratie pour s’opposer aux programmes sociaux visant à réparer une longue histoire de racisme et d’exclusion. À ce moment, la discrimination positive est devenue un terrain d’affrontement politique majeur avec, d’un côté, les classes moyennes blanches s’accrochant aux sacro-saintes valeurs méritocratiques et, de l’autre, les Noirs soutenant que l’esclavage et le racisme institutionnalisé ont rendu la méritocratie inopérante pour eux. Cette situation n’a-t-elle aucun point commun avec celle à laquelle on assiste aujourd’hui en France ?
La véritable égalité sociale est un idéal que nous partageons tous. Or ce n’est pas en continuant d’entonner le catéchisme républicain empreint des idéaux abstraits d'égalité et d'indivisibilité que l'on servira cette fin, mais plutôt en passant ces principes au crible de la réalité. Nous sommes totalement contre l’idée qu’il faille préserver à tout prix des principes lorsque ceux-ci deviennent de plus en plus coupés des réalités sociales. C’est justement quand on procède ainsi que le républicanisme commence à ressembler dangereusement à un article de foi ou à une religion civique et qu'il devient une partie du problème, au lieu d’être une solution. Que se passerait-il si, par exemple, nous passions l'idée de méritocratie, un des piliers centraux du républicanisme, à l’épreuve de la réalité ? Peut-on honnêtement regarder le système des grandes écoles, l'état de certains lycées de banlieues et la représentation des minorités ethniques dans le monde des affaires, sur le marché du travail et en politique et dire que la France est à la hauteur de son idéal de méritocratie ?
Comme nous le suggérons dans notre court article, il est possible qu’un système de discrimination positive basé sur des inégalités structurelles et spatiales (utilisant par exemple les ZEP) soit, dans la France d'aujourd'hui, un mécanisme plus efficace pour la mise en œuvre de politiques officielles volontaires dans ce domaine (et, de fait, ce type de politiques est en cours d’expérimentation aux Etats-Unis aussi). Nous pensons cependant qu'il est fondamental qu’un tel système n'occulte pas une fois de plus le problème de la discrimination raciale. De nombreux problèmes (notamment la discrimination au logement et à l’emploi et, plus encore, le harcèlement policier systématique) ne peuvent en effet être résolus sans confrontation directe et explicite avec le racisme, y compris ses origines et son histoire. Il est important de garder à l’esprit que les Noirs et les Arabes de classe moyenne vivant en dehors des quartiers dits « sensibles » sont également confrontés à une forte discrimination, ainsi que le suggèrent les tests effectués avec cv anonymes et toute une série d'enquêtes sur le traitement des minorités sur le marché du logement. En conséquence, même si des initiatives, financièrement bien dotées, visant à ouvrir les grandes écoles aux jeunes défavorisés ont permis de mener jusqu'au seuil de la réussite professionnelle des jeunes de minorités ethno-raciales, peut-on honnêtement affirmer que le candidat blanc prénommé Pierre-André n’aura pas l’avantage sur le candidat noir nommé Mamadou ?
En outre, malgré tout le respect dû à G. Calvès, il est possible de tirer certaines leçons positives de l'expérience américaine en matière d'affirmative action. Par son célèbre arrêt Bakke (1978) qui a confirmé la constitutionnalité de la prise en considération de la race et de l’ethnicité tout en rejetant l’utilisation systématique de quotas et plus récemment par l’arrêt Grutter contre Bollinger (2003), la Cour Suprême américaine a contribué à institutionnaliser la valeur de la diversité dans la société américaine—pas uniquement la diversité ethno-raciale, mais aussi la diversité de la population en termes d’âge, de sexe, etc. Soutenant les luttes politiques menées chaque jour sur le terrain par les Noirs et les autres minorités, ces politiques ont contribué à renforcer la reconnaissance par le pays des effets persistants des anciennes formes d’exclusion officielles et culturelles dont les conséquences sont profondes dans l’éducation comme sur les marchés du logement et du travail. La discrimination positive, dans ce qu’elle a de meilleur, a redéfini et renforcé la méritocratie, en prenant en compte la discrimination raciale de facto inscrite dans des méthodes d’évaluation soi-disant impartiales (tests normalisés, notes, etc.) et en permettant l'inclusion d’autres critères de « mérite ».
Il existe en France un problème réfractaire de racisme et de discrimination qui ne sera jamais résolu par les discours et les politiques classiques de la gauche sur les classes sociales et la justice économique (malgré leur importance indéniable). On ne peut pas laisser ces problèmes couver derrière le voile d’un discours officiel qui ne peut même pas nommer le problème. Depuis trop longtemps, la gauche laisse l’extrême-droite monopoliser le discours sur la question de la race et de l’identité nationale en France. Mais la gauche ne pourra pas aborder ces problèmes tant que le républicanisme reste une façon d’éviter de se confronter de plein fouet aux problèmes de race et de racisme, notamment par une réflexion historique honnête basée sur la prise en considération sincère des héritages du racisme institutionnalisé et du colonialisme. Il est clair, bien entendu, qu'aucune société (les États-Unis pas plus que la France) n'aime se pencher honnêtement sur son propre passé et que la seule manière de l'y forcer passe par la mobilisation politique sur le terrain autour de ces questions. Cette mobilisation a eu lieu aux États-Unis (avec des conséquences positives et d'autres néfastes) et elle aura lieu en France, ou plutôt elle a déjà commencé de se produire. La gauche choisit d'ignorer ce fait à ses risques et périls. Continuer d’entonner la même litanie républicaine dans le contexte actuel laissera le champ libre à d’autres pour exploiter ces énergies sociales et politiques, avec des résultats potentiellement catastrophiques.
Andrew Diamond* et Jonathan Magidoff**

* Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Lille 3.
** Enseigne le droit et la politique des Etats-Unis à l’Université de Paris 2.