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LIVRES
Joëlle Le Marec auteur avec Emmanuel Souchier et Yves Jeanneret de Lire, écrire, récrire - objets, signes et pratiques des médias informatisés, Editions de la BPI/Centre Pompidou, 2003.

Igor Babou auteur de Le cerveau vu par la télévision, Presses Universitaires de France, 2004.


 
Culture et Recherche contre la (dé)raison technocratique
par Joëlle Le Marec* et Igor Babou**

 
On dit souvent que le problème principal de la recherche ou de la culture serait le manque de moyens financiers : si ce problème est réel, il est loin d'être le seul. Que l’on soit chercheur, enseignant ou organisateur d’activités culturelles, on ressent partout la même incohérence entre un pragmatisme désabusé et les valeurs au nom desquelles on exerce ces activités. La même désespérance, le même sentiment de paralysie anime les conversations quotidiennes. Car chacun est sommé de s’inscrire dans des visions réformistes et acritiques dont les promoteurs sont incapables de défendre la portée politique. Il ne s’agit que de changement, de compétitivité, de mise en visibilité, de rationalisation, etc. Le fait d’agir au nom de principes (républicains par exemple) est publiquement disqualifié comme relevant d’une pensée dogmatique et théorique, dépassée, et éloignée de la demande sociale. Chacun sent confusément le piège des inversions idéologiques : la critique serait passéiste, l’émergence et la créativité sympathiques mais relevant d’un amateurisme insupportable, le don et la gratuité dangereux.

En ce qui concerne les sciences humaines et sociales, l’émergence de jeunes laboratoires est systématiquement stoppée ou canalisé vers le renforcement de grosses structures. On regroupe les laboratoires en fonction de critères géographiques ou disciplinaires, même si leurs thèmes de recherche n’ont rien de compatible. Ces mouvements ne découlent pas des nécessités propres à la recherche : il s’agit d’être présent sur l’échiquier européen, de faire masse et de favoriser la concurrence entre grands secteurs d’implantation universitaire. Les tutelles politiques imposent de contribuer à la compétitivité économique des unités géographiques (Région, État, Europe). Au sein des établissements, on naturalise un principe de réalité : « on ne peut pas faire autrement ». Le processus de décision devient extrêmement technique et interdit tout débat sur les enjeux pratiques, cognitifs et politiques du pilotage de la recherche. L’un des instruments de cette technicisation est le changement des échelles décision qui deviennent européennes ou mondiales, et le foisonnement  des intermédiaires chargés de leur mise en œuvre (bureaux d’études, consultants, gestionnaires, etc.). Les réponses aux appels d’offres européens ont ainsi généré la création de services de consultance spécialisés, situés hors des laboratoires. Au nom d’une efficacité non démontrée, on met en place des dynamiques gestionnaires qui concurrencent les enjeux de connaissance. L’évaluation tatillonne des programmes de recherche suscite une inflation de procédures et de formalismes bureaucratiques, au point de dépasser parfois, en volume d’écriture, la production scientifique. Dans le même temps, le contenu des publications ne semble guère passionner les instances d’évaluation uniquement intéressées par des indicateurs quantitatifs.

Ces phénomènes sont proches des tensions qui affectent les musées. Ceux-ci se sont rapprochés des industries de la culture et du tourisme, avec une explosion des professionnels du marketing, de la communication, et du management. Ces évolutions se font au nom d’une demande sociale supposée indifférente aux institutions traditionnelles, et friande de nouveaux produits et services. Or, les enquêtes menées depuis des décennies montrent que le public manifeste avec constance un attachement au musée comme institution patrimoniale et de service public. Ce sont parfois les visiteurs qui posent la question de l’ancrage du musée dans des temporalités historiques lorsque les réformes nient cette épaisseur institutionnelle. Ils expriment une culture des institutions plus forte que celle des nouveaux professionnels qui ne voient dans le musée qu'un équipement culturel et touristique. Cette confusion aboutit à l’élimination de structures majeures (musée de l’Homme, musée des Arts et Traditions Populaires). On retrouve, comme dans le cas de la recherche, un changement des échelles de décision et de gestion au nom d’une rationalisation de l’offre, avec l’abandon des musées de société ancrés dans des dynamiques et des engagements locaux (musées souvent associatifs) et un renforcement des  structures drainant une clientèle internationale.

Les musées et la recherche sont historiquement et structurellement liés : la crise qui les affecte est aussi une crise profonde du lien aux savoirs. La disparition des écomusées, puis des musées d’ethnographie, accompagne ainsi une crise de légitimité des disciplines qui les ont portés : l’ethnologie perd ses lieux d’inscription dans l’espace public, et dans le temps historique. On supprime au passage l’espace physique et intellectuel où l’ethnologie s’est engagée dans la résistance au nazisme (réseau « Musée de l’Homme » dirigé par Paul Rivet). Les conditions de création du musée du Quai Branly ne permettent hélas guère d’espérer une telle force du lien entre connaissance, éthique et engagement.

Il est urgent que ces secteurs puissent retrouver une autonomie et des possibilités d'émergence face à la bureaucratie qui les étouffe, face à l'arbitraire gestionnaire et au pouvoir croissant d'acteurs qui ne partagent pas leurs valeurs. Il est temps que les milieux de la recherche et de la culture se sentent concernés et sortent de la paralysie et de la lâcheté qui les étouffent et qui ne peuvent déboucher que sur leur disparition : un débat collectif est nécessaire. C’est parce que nous sentons que les valeurs et utopies des Lumières sont encore, pour le public, présentes et vivantes dans nos institutions, que nous devons avoir le courage de les incarner.

Nous proposons donc de modifier radicalement les modes de financement et d'organisation de la recherche et des structures culturelles pour instaurer une diversité des modes de création culturelle et de production du savoir. Il s'agit d'affecter au moins la moitié des budgets de la recherche et de la culture non pas au renforcement des pôles existants, mais au soutien de petites structures, à des créations ah hoc, à des réseaux (associatifs, thématiques ou interdisciplinaires) fragiles. C'est le niveau des équipes de recherche (ou des compagnies dans le domaine culturel) qui se verrait reconnaître une autonomie y compris dans les règles de fonctionnement administratif. Il s'agit de favoriser systématiquement les ancrages locaux et les problématiques très spécifiques, sans restreindre par ailleurs les dynamiques de regroupement pour ceux qui souhaitent y participer. La notion de « rayonnement » ne serait plus mobilisée comme critère de soutien à des structure, mais celle de pertinence sociale, culturelle, ou écologique.
Joëlle Le Marec* et Igor Babou**

* Chercheur en Sciences de l'information et de la communication,
professeur à l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines,
directrice du laboratoire "Communication, Culture et Société".
** Chercheur en Sciences de l'information et de la communication, maître de
conférences à l’École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines,
membre du laboratoire "Communication, Culture et Société", mène des
recherches sur les relations entre sciences et société, sur les musées,
l'image et les médias, auteur de Le cerveau vu par la télévision, Presses Universitaires de France, 2004.