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>> Politique internationale et enjeux planétaires >> Un monde pacifié >> Pour une alternative au modèle US d’« exportation militarisée de la démocratie »
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LIENS UTILES
Cirpes : www.cirpes.net

LIVRES
Alain Joxe Empire du Chaos La Découverte (Cahiers libres), 2002.
Alain Joxe La globalisation stratégique CIRPES, 2006.


 
Pour une alternative au modèle US « d’exportation militarisée de la démocratie »
Un bilan pessimiste et une perspective de résistance transcontinentale
par *

 
Il est nécessaire de rêver d’un monde entièrement pacifié, car la réalisation de ce rêve est une des conditions de la survie biologique écologique et politique de l’Humanité. Celle-ci s’obstine sous nos yeux, pour des raisons probablement « archaïques », à investir sans cesse toute la science moderne dans la production de moyens de destruction. Le pacifisme du « désarmement général et complet », toujours au programme de l’ONU, était né de l’horreur justifiée que provoque, dès Hiroshima, la perspective possible d’une guerre nucléaire qui paraissait la fin des guerres, puisqu’elle rendait possible la fin du monde. Il existe un pacifisme américain radical, très militant et sans compromis. Mais le militarisme américain est constamment un courant plus puissant que le pacifisme. Il se proclame néanmoins un des fondement de la démocratie et de la paix. Exporter la démocratie par la guerre peut paraître une contradiction dans les termes, sauf en Amérique du nord.
Aujourd’hui, le modèle américain de démocratisation par la guerre n'existe pas vraiment, ou n’existe plus. On ne peut se charger réellement de « proposer une alternative » aux Etats-Unis, mais plutôt de combattre le vrai modèle actuel, qui se moque pas mal de la démocratisation et propose une destruction systémique des éléments fondateurs de la démocratie : le peuple, la citoyenneté, la liste électorale, le droit à l’insurrection. J'ai donc pris un certain espace pour « déconstruire » le modèle légendaire, pour parvenir à y opposer un système alternatif qui ne soit pas un simple « wishful thinking ».
Procédons par étapes.

Déconstruction

1. On a pensé d’abord, dans le nouveau monde, que la globalisation du commerce exige et rend possible la paix universelle. Mais ensuite on a pensé aussi que, même obtenue par la guerre (comme dans la Guerre de Sécession) l’extension du libre échange et la libération de la main d’œuvre fonde réellement la démocratie à terme comme relation sociale apaisée. Cette dernière proposition corrige la première dans un sens « réaliste », mais elle devient en un siècle une illusion idéologique entretenue par les médias, voire une autointoxication du peuple américain, à la recherche d’une bonne conscience ; comment concilier , en effet, la croissance d’une toute puissance militaire et d’un Empire global entretenant des alliances et des garnisons dans tous les continents, avec ce que fut le message anti-impérial et pacifique des Pères fondateurs, et la conviction première de la démocratie américaine ?

2. L’illusion américaine surgit sur le plan international, après la participation tardive (en 1917) à la 1er guerre mondiale, avec le démantèlement des empires centraux, la restauration plus ou moins démocratique de vieilles nations, et la création de la Société des Nations (SDN) le tout orchestré par l’idéalisme du Président Wilson. Mais le réalisme reprend vite le dessus : être isolationniste c’est avant tout refuser de s’impliquer pour ou contre les états, selon qu’ils sont ou non démocratiques, et viser la défense des seuls intérêts économiques. L’Amérique, de nouveau entre tardivement dans la guerre contre l’Axe (en décembre 1941, après Pearl Harbour). Le stéréotype « démocrate libérateur » voulu par Roosevelt, reprend forme alors avec l’écrasement du nazisme, la libération des vieilles souverainetés d’avant la guerre, mais surtout avec le triomphe sur l’Allemagne et le Japon et leur conversion réussie à la démocratie, après reddition sans conditions. La démocratie par le bombardement de Dresde ou la bombe atomique sur Hiroshima et l’occupation prolongée.

3. Pendant la guerre froide c’est le programme de défense militaire et économique des démocraties qui s’impose, un programme de dissuasion nucléaire, de fortification en Europe par le plan Marshall et l’OTAN, et de lutte, éventuellement militaire, (Corée, Vietnam) contre l’extension du communisme soviétique ; mais aussi, lutte contre les tentatives du Tiers Monde de s’arracher au sous-développement par des mouvements populaires et des chefs nationalistes dirigistes.
Israël, créé par l’ONU, contribue alors de manière originale à conforter le mythe américain : comme état sioniste démocratique, il apparaît alors comme un allié militaire exceptionnel pour maîtriser les régimes tyranniques arabes de la génération nassérienne, sans recréer un empire proprement colonial, projet obsolète depuis l’échec franco-britannique de l’expédition de Suez. Cette mission militaire et démocratique d’Israël masque le caractère conquérant et néocolonial de son entreprise qui se poursuit après 1967 (Résolution 242, tentative de fixation de ses frontières par l’ONU).
La militarisation globale de l’économie à travers la course aux armements, pendant la guerre froide était limitée, car la course visait seulement a dominer l’économie, la science et l’armement de l’Union soviétique elle-même et de ses alliés. Elle accompagnait, un pas en avant, l’arsenal nucléaire soviétique et gérait dans des guerres indirectes l’affrontement d’armées traditionnelles. Le retour, après double tentative de conquête, sur  la ligne de séparation de la Corée du Nord et du Sud, la sanctuarisation de Cuba en 1962, même la défaite subie face au Vietnam (qui fut aussi un succès du mouvement pacifiste américain), sont acceptées comme des effets d’équilibre. L’extension de la démocratie est remis à plus tard.

4. Mais le militarisme américain change complètement de sens depuis la fin de la guerre froide, et l’effondrement du système soviétique vers 1991. Il devient unilatéraliste : il n’est plus fondé sur l’affrontement à un empire ennemi de rang égal. Le Pentagone fait la course contre lui-même pour rester toujours le plus fort. L’armement est alors devenu un processus continu de modernisation sans frein, par l’application, sans délai, à l’invention d’armes nouvelles, des dernières conquêtes de la recherche fondamentale. L’illusion de la conquête démocratique par la pression militaire sans emploi se reproduit et connaît une nouvelle carrière avec l’effondrement des régimes communistes entre 89 et 91. L’auto-destruction sous Gorbatchov et Eltsine a bien été provoquée par le défi militariste de la relance de la course aux armements, orchestré par Reagan avec le programme mythique de guerre des étoiles et de bouclier anti-missiles. Mais il est vrai que le communisme a été détruit sans combats. On se souvient du grand discours de Bush Père imaginant l’après guerre froide comme extension de la paix et de la démocratie sous les couleurs bleu layette de l’ONU. Cela ne devait pas durer.
Vient ensuite la première guerre du Golfe qui repoussait bien, au nom de l’ONU, un tyran agresseur, désireux d’annexer la principauté la plus pétrolière du Golfe, mais on pouvait bien voir que la lutte contre le tyran, pour la principauté, était une guerre « pour la libération du pétrole » plus que « pour la démocratie ».
Ensuite, c’est sous les deux présidences de Clinton que se consolide l’idée d’une exportation de la démocratie appuyée par la prépondérance économique, le blocus et éventuellement l’aviation de bombardement, forçant l’ouverture de négociations de paix. Les guerres que les Etats-Unis rêvaient de mener à l’époque, grâce à leur supériorité aérienne absolue, ce sont des « guerres zéro morts » (pour les Etats Unis) supposées parvenir rapidement à convaincre les populations des pays agresseurs tyranniques ou génocidaires (Serbie, Croatie, Iraq, etc.) de l’impossibilité de poursuivre les combats et de l’intérêt à se soumettre et à rallier le « camp démocratique ». Si ce « bouquet » conceptuel clintonien est accepté comme un pacifisme, c’est surtout par comparaison avec la période actuelle. Il est vrai que sous Clinton les Etats-Unis ont accompagné plusieurs processus de paix (Israël-Palestine, Colombie, Bosnie, Kosovo) ayant pour objectif final la re-création de la démocratie en même temps que la paix. Mais, symbole de l’ambigüité de la doctrine américaine, on observe alors le sort abominable fait à la population civile de l’Iraq de Saddam, soumise à embargo et, de temps en temps, bombardée, sans obstacle, sous Clinton.
Mais les présidents ne sont pas les maîtres réels de la chronologie lente des pouvoirs oligarchiques ; dès la deuxième présidence de Clinton la pression des Républicains majoritaires au Congrès se faisait sentir, car les moyens et les fins des élites militarisées changeaient profondément et continuement depuis dix ans, dans le sens d’un extrêmisme néolibéral et d’un postmodernisme militaire. La « Révolution dans les Affaires militaires » avait commencé sous Clinton.

5. Un programme beaucoup plus moderne de domination globale mûrit dans l’extrême droite militariste parvient au pouvoir avec Bush. Il s’agit d’un code de modernisation capacitaire permanente, sans relation avec un équilibre ou une dissuasion. Par la capacité d’exercer une violence armée et des destructions adéquates à toutes les échelles du monde, on recherche désormais l’articulation utile de cette destruction menaçante, aux formes de la prédation des ressources, de l’exploitation des marchés de main d’œuvre et de l’accumulation financière : trois chantiers globalisés.
La recherche fondamentale, sollicitée comme recherche appliquée, procure des moyens infinis et détaillistes qui découlent de la révolution électronique. Son application au ciblage des points sensibles à toutes les échelles, jusqu’à l’échelle de la biologie moléculaire, peut produire des méthodes de meurtre individuels et collectifs qui n’exigent plus le fracas métallique quasi médiéval des colonnes de chars lourds ni la conquête glorieuse des nations et des peuples par des troupes d’occupation fondés sur les effectifs nombreux de la conscription. L’observation satellitaire, les drones, l’intervention destructrice en temps réel, l’utilisation d’unité spéciales de mercenaires privés ou de militaires professionnels surentraînés, sont destinés à mener des combats cruels contre des sociétés civiles en révolte. Les moyens militaires modernes eux même sont essentiellement destinés à conditionner le comportement des sociétés civiles par la répression et sont porteurs, en soi, d’actes de guerre anti-démocratiques, de violation des conventions de Genève et de légitimation des crimes contre l’humanité.
Cette barbarie règne à un niveau bien plus grave que dans les anciennes guerres de conquêtes, puisque violer les droits humain des populations civiles devient à la fois le moyen et le but stratégique des opérations, en vue d’une soumission politique, voire électorale, sans conquête. C’est un retour potentiel à la menace de génocide et à l’esclavage. Les prototypes de ces guerres, largement urbaines, sont à l’essai, directement (Iraq) ou par sous-traitance à des sous systèmes militarisés ou paramilitarisés (Palestine, Liban, Colombie, 2006). Comment cadrer la question du terrorisme ? L’affrontement global, avec le terrorisme d’AlQaida fut certes une des sources logiques de la recherche de moyens de préemption et de répression policière qui se déchaîne sous Bush Jr. aux Etats Unis avec le Patriot Act. Mais il y avait des causes antérieures, plus générales que le défi paranoïde de AlQaida, à l’organisation globale d’un système militarisé transnational antidémocratique. Le modèle en train de gagner du terrain provoque désormais le terrorisme bien plus qu’il ne le subit. L’Empire américain n’est d’ailleurs pas qu’américain il est économiquement global et ubiquitaire, politiquement délocalisé ; le capital est transnational, et des entreprises, d’une échelle nouvelle, revendiquent, depuis peu, de jouir de certaines fonctions directes de souveraineté politique militaires et sociales. On crée des armées privées, cotées en bourse. Les patronats s’expriment politiquement ; les élites dénationalisées, prétendent légitimer à leur manière, en manipulant des assemblées d’actionnaires, leurs niveaux de revenus et de puissance inouïs. Ils reconstituent, sous nos yeux ébahis, une ploutocratie déracinée, une sorte de grande noblesse globale, parfois déjà héréditaire, de toutes nationalités d’origine, qui se partagent le monde dans les « tournois » des OPA. Les Maffias du bon vieux temps, par comparaison, sont des mouvements populistes armés assurant une certaine redistribution au profit des couches populaires. Il va falloir affronter durement ces nouvelles élites au cours des décennies qui viennent si on veut conserver un sens au mot démocratie.
Trois types d’ennemis apparaissent comme des identités nécessaires, pour justifier ce putsch global qui affirme le droit de pratiquer des actions militaires préemptives :
1. le terrorisme global d’AlQaida, réseau sans centre ;
2. la Chine comme futur empire rival de rang égal (peer competitor) ;
3. un état pétrolier tyrannique (donc riche et corrompu, à cause de la hausse des cours) baptisé « capitale mondiale du Mal » et qu’on détruit soi disant pour y instaurer la démocratie (aujourd’hui l’Iran a pris la place de l’Iraq détruit, mais demain ce sera peut être l’Arabie Saoudite ou le Turkménistan ou l’Algérie). Ce sont les mises en scènes d’un « néolibéralisme de guerre », favorisées par les discours et les méthodes des islamismes extrêmistes, mais qui a désormais sa source autonome dans l’idéologie néodarwinienne autistique de l’extrême droite au pouvoir.
Ces moyens modernes et ces fins archaïques permettent surtout de mettre à mal l’ensemble de tous les processus démocratiques. Il serait donc dangereux d’être optimiste en la matière. L’exportation militarisée de la  démocratie n’existe déjà plus ; elle est désormais remplacée par l’exportation militarisée de l’antidémocratie et la généralisation des guerres intercommunautaires créés comme chaos locaux divisant les forces de résistance des peuples. La croissance du terrorisme de désespoir est corollaire de la croissance de l’aire du désastre. En proposant un modèle alternatif il vaut mieux préparer des moyens de défense, car il sera attaqué.

Propositions

La gauche française, revenant au pouvoir, ne sera pas seule en Europe, mais elle est déjà accompagnée par la gauche italienne et espagnole, par l’électorat allemand, plus a gauche que la grande coalition ou l’antiblairisme britannique plus anti-otan que le parti travailliste. Mais la réunification d’une gauche européenne efficace capable de résister à la paramilitarisation des politiques sociales va demander du travail. On pourra peut être chercher de manière autonome à créer des normes explicitement non-OTAN pour des missions militaires politiquement acceptables non seulement par la gauche européenne mais aussi par les centristes ou les pro-européens fédéralistes. Une révision fondamentale des critères de défense peut apparaître comme une nécessité technique destinée à éviter l’entraînement vers les missions OTAN ou américaine qui sont des pièges insécuritaires.
1°) Cela doit se faire publiquement par une consultation sérieuse d’experts civils ou militaires ayant l’expérience des missions de paix, et par une critique sans concession des absurdités militaires politiques et sociales et des violations du droit commises sans cesse par les expéditions américaines au Moyen-Orient. Les méfaits et les erreurs de la politique française en Afrique et dans les Balkans en prendront également pour leur grade. Il faut faire ce ramonage et cette remise en chantier autour du noyau de l’Eurocorps, pour éviter la présence des scories « national-socialistes » actuelles des ex-régimes communistes. Certains sont dominés par une opposition otanistes contre nazillons, brouillage qui est un instrument de l’hégémonie américaine.
La création de la démocratie ne se fait pas par la guerre ou le panoptique policier préemptif contre les classes défavorisées, même si une partie des terroristes et des fascistes se recrutent dans la jeunesse précarisée.
2°) La création de la démocratie se fait par des négociations des luttes politiques des programmes sociaux transnationaux, des régulations économiques favorisant un développement réel et l’appui des multitudes aux programmes de résistance à la régression néolibérale. A partir de ce but – une démilitarisation des relations pensable avec les voisins et les continents pauvres – la gauche doit mener une remise à plat complète de la panoplie d’armes et des types d’unités militaires nécessaires, en fonction d’objectifs opérationnels défensifs et de buts politiques reformulés (au point 1). La défense de l’Europe doit pouvoir afficher ses critères spécifiques au niveau du choix des moyens de défense avec autant de vigueur et de clarté que l’Empire américain. Il faut, dans un premier stade, s’emparer des documents fondateurs du système Bush-Rumsfeld-Wolfowitz et construire, en réaction un bilan opposé et un projet distinct, exigeant des moyens différents et une doctrine d’emploi contraire à celle du système militarisé actuel, d’exportation du désordre et de ruine de la démocratie.
3°) Le programme de la politique de défense et de sécurité européen doit s’appuyer aussi sur des institutions, anciennes ou nouvelles, qui pèserait contre le déchaînement banalisé des répressions, corollaires des choix « capacitaires » inspirés par les Etats Unis.
Les députés au parlement européen doivent donc, en multipliant les prises de compétences et en faisant campagne sur ces thèmes s’emparer de la politique de défense, créer des groupes de travail, lancer des polémiques. Mais on peut imaginer aussi l’invention d’une Convention européenne permanente des ONG pour la sécurité et la défense, qui contrebalancerait, avec une représentativité populaire et une légitimité démocratique beaucoup plus grande, le poids des ONG patronales (Medef et autres) et des institutions économiques transnationales dans la gestion des délocalisations d’entreprises, principale cause de précarisation et de troubles sociaux et de violences. Si ces réquisitoires s’organisent et s’institutionnalisent, la Constitution démocratique future de l’Europe devra en tenir compte.
4°) La gauche française et la gauche européenne doit rechercher explicitement des alliances transnationales qui seraient propre à la défense d’une Europe complètement déconnectée du néo-militarisme, produit centralement par le Pentagone. L’alliance avec la gauche américaine évidemment aussi. Le retour de la gauche dans la défense des critères démocratiques européens, doit être au moins un retour au multilatéralisme à toutes les échelles. Ces alliances contre le néolibéralisme de guerre qui nous menace comme un totalitarisme, peuvent lier des villes, des régions sous étatiques, des états individuels, des confédérations régionales (Mercosur, Asean), des organisations globales (et même l’OPEP, l’OMC) et marquer, à chaque échelle de la globalisation, la présence de critères européens spécifiques (politiques, technologiques, culturels, écologiques) qui rejetteront dans le non-droit le recours dominant à la violence contre les exclus.

Ces quatre niveaux de reformulation politiques, qui repousseraient hors d’Europe le fascisme global de certaines élites, auraient pour effet de modifier l’atmosphère internationale, dominée aujourd’hui par une double culture « terrifiante » : celle du ciblage panoptique des sciences de la destruction, et celle de la théostratégie des clergés dogmatiques, triomphant dans l’apocalypse, et devenus les auxiliaires indirects de l’Empire du désordre.
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