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>> Politique internationale et enjeux planétaires >> Un monde solidaire et durable >> Imposer une responsabilité sociale aux multinationales
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LIENS UTILES
Médecins sans frontières
Act Up Paris
Revue Prescrire

LIVRES
Philippe Pignarre et Isabelle Stengers La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris 2005.


 
Imposer une responsabilité sociale aux multinationales
Mettre les labos pharmaceutiques sous contrôle
par Philippe Pignarre*

 
Le procès intenté en 1999 par les compagnies pharmaceutiques au gouvernement d'Afrique du sud qui s'apprêtait à commercialiser des antiviraux (protégés par des brevets) contre le sida sous la forme de génériques, a été l'occasion pour de multiples organisations non gouvernementales (comme Médecins sans frontières), d'associations de patients (comme Act Up Paris) de faire de nouvelles propositions. Elles ont réussi à rallier à leur cause de grandes revues scientifiques et médicales de référence (comme le Lancet ou le British Medical Journal). De nouvelles expertises se sont ainsi fabriquées collectivement. On est sorti de la simple dénonciation pour faire des propositions efficaces.
Ces organisations ont montré comment le capitalisme moderne s'était réorganisé autour de cette question des brevets et du droit de propriété intellectuelle. Elles ont ensuite réussi à faire bouger les choses, à convaincre par exemple des gouvernements de pays du Sud de ne pas confier leur sort aux experts des gouvernements du Nord lors des grandes réunions internationales, à peser sur les décisions prises par les instances intergouvernementales ou l'Organisation mondiale de la santé.
Quand le syndicat CGT d'Aventis (depuis absorbé par Sanofi) soumettait au comité d'entreprise une résolution demandant à la direction de ne pas s'associer à la plainte de l'industrie pharmaceutique mondiale, il montrait la possibilité d'une nouvelle alliance entre ONG, associations de patients, revues scientifiques et organisations syndicales. Une telle alliance est d'abord la création d'un lieu d'échange d'expériences et de co-apprentissages. Ce syndicat décidait de sortir du rôle où la direction de l'entreprise aurait bien aimé l'enfermer : la défense (indispensable) des conditions de travail des salariés d'Aventis, pour s'intéresser aux modes de commercialisation des médicaments et, plus important encore, aux axes mêmes de recherche. Ce fut l’origine d’une longue lutte contre la fermeture du dernier site privé dédié à la recherche d'antibiotiques en France.
Le collectif Europe Médicaments regroupe syndicats, mutuelles, associations de patients, revues médicales est né aussi dans ce nouveau type d’apprentissages. Il s'oppose efficacement auprès de la Commission européenne et du Parlement européen, au renforcement exorbitant du pouvoir de l'industrie pharmaceutique qu'impliquerait le droit de faire de la publicité vers le grand public pour les médicaments de prescription. Il se bat pour que les décisions de l’Agence du médicament ne soient plus prises dans l’obscurité totale.
Même s’il est extrêmement difficile de s’opposer aux multinationales du médicament, nous avons appris que nous ne sommes pas dominés par « une loi du marché » abstraite, fonctionnant automatiquement et contre laquelle nous serions fatalement impuissants. Le « marché des médicaments » est formaté par des lois et règlements sur lesquels nous pouvons agir.
Nous sommes désormais confrontés à une tentative permanente, récurrente de la part des gouvernements successifs, de « réformer » la Sécurité sociale pour mettre fin au déficit. Il s’agit, par une série de mesures cumulatives, de transformer un système « mutualisé » (chacun cotise en fonction de ses moyens et bénéficie en fonction de ses moyens) en un système « assurantiel » (on cotise, indépendamment de ses revenus mais en fonction des risques contre lesquels on veut s’assurer).
Ce doit être l’occasion de poser collectivement des questions qui ne sont pas sans rapport avec la réorganisation du capitalisme pharmaceutique autour de la protection des brevets.
Pourquoi chaque Français consomme-t-il six fois plus de médicaments qu'un Néerlandais ? Pourquoi de nouveaux médicaments sont-ils mis sur le marché à des prix parfois cent fois supérieurs aux anciens sans avoir démontré une quelconque supériorité ? Pourquoi la Sécurité sociale est-elle devenue une machine à redistribuer à l'envers, les plus riches consommant le plus de biens de santé aux dépends des plus pauvres ? Comment l'offre de soins dans des régions comme le sud de la France crée la demande, et entraîne des dépenses gigantesques aux dépends d'autres régions où l’offre de soins se retreint ? Comment la « forme mutuelle » (généralisée avec la création de la Sécurité sociale après la guerre), nécessite pour être efficace une gestion démocratique ?
On ne pourra pas fabriquer des réponses collectives à ce type de questions sans les associations de patients, sans que l'on s'intéresse au savoir produit par une revue comme Prescrire qui décortique les dossiers techniques soumis par les industriels du médicament lors de chaque demande d'autorisation de mise sur le marché d'un nouveau médicament.
Quand l’industrie pharmaceutique avoue que le cout de la mise au point des médicaments double tous les cinq ans (pour justifier les prix de ses nouveaux médicaments), elle montre surtout qu’elle est entrée dans une phase de rendements décroissants. Elle gaspille aujourd’hui les milliards qu’elle récupère par le biais des systèmes d’assurance maladie dans des recherches de plus en plus improductives. Elle sait de moins en moins innover. Cela au moment même où aux Etats-Unis les structures publiques de recherche (les National Institutes of Health) jouent un rôle clef dans toutes les innovations qui comptent. Une nouvelle « mutualisation » impliquerait donc que les gigantesques budgets consacrés par l’Assurance maladie à l’achat des médicaments (20% des dépenses, soit 20 milliards d’euros), ne servent pas seulement à garantir les profits des actionnaires des grands laboratoires, mais soient utilisées pour financer des recherches faites sous le contrôle de la sécurité sociale et des associations de patients. Prélever 5% de cette somme pour financer des recherches indépendantes bouleverserait les conditions de la recherche. Une association de patients (l’Association française contre les myopathies) décide déjà des projets de recherche à financer. Ce n’est pas une garantie pour trouver à coup sûr, mais c’est le début d’un engagement dans un nouveau processus d’apprentissage collectif.
Philippe Pignarre*

* Directeur des éditions Les Empêcheurs de penser en rond, auteur, avec Isabelle Stengers, de La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris 2005.