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>> Citoyenneté et institutions >> Lutter contre les discriminations et les inégalités >> Inventer des mécanismes de « renforcement sélectif »
 
Confronter la question raciale
par Andrew Diamond* et Jonathan Magidoff**

 
Paralysée par la peur du « communautarisme » à l’américaine, la gauche française a systématiquement refusé de reconnaître la dimension raciale des inégalités sociales. Erigeant les Etats-Unis et leur attention presque obsessionnelle à la question raciale en épouvantail, elle fait de toute idée de politique raciale une idée raciste, qui conduit à l’occultation de la question sociale en faveur de la question « sociétale ». Force est de reconnaître que l’histoire américaine, ponctuée d’émeutes raciales entre minorités marginalisées, semble leur donner raison. Mais ces dérives servent trop souvent d’excuse à l’impuissance de la gauche française à faire face au problème de l’inégalité raciale. Car malgré ces échecs, les avancées sociales américaines depuis les années 1960 sont également riches d’enseignements dont la gauche française ferait bien de s’inspirer.
Comme les intellectuels noirs américains l’ont compris les premiers, la justice sociale passe par la transformation de la définition négative de l’identité raciale – comme produit d’une expérience partagée de la discrimination et de l’exclusion – en une force de mobilisation politique. L’élan derrière les avancées sociales américaines n’est pas venu des partis politiques, mais des luttes collectives de citoyens noirs américains ordinaires. Mobilisés à l’origine autour de l’identité raciale, ils ont obtenu de l’État la mise en œuvre de politiques volontaires antidiscriminatoires et de programmes de discrimination positive qui ont permis en retour une importante représentation des minorités, tant au niveau politique (gouvernement fédéral, Congrès, mairies de grandes villes) que dans le domaine économique (milieux d’affaires). Les Afro-Américains sont également parvenus à former des groupes civiques et des associations locales durables et à utiliser leur poids électoral pour garantir le maintien et l'expansion de ces mesures antidiscriminatoires. Des institutions telles que la NAACP, par exemple, ont contribué à mettre un terme à certaines des injustices les plus criantes de la vie quotidienne des quartiers noirs : la discrimination au faciès et la brutalité policière.
La lutte des Noirs américains en faveur d’une meilleure représentation politique – et de là, d’une plus grande justice sociale – est d’abord passée par le terrain de la représentation culturelle, c’est-à-dire de la représentation des contributions historiques des minorités à la société dans son ensemble. Ces mouvements ont exigé, et obtenu, une transformation radicale du paysage culturel américain, des programmes scolaires au langage politique. Ils ont provoqué un réexamen de l’histoire américaine en vue de la prise en compte des injustices passées et de la mise en valeur de leurs continuités avec les formes actuelles d’exclusion et de discrimination. Cette reconstruction culturelle et symbolique de l’identité nationale a largement contribué à transformer les attitudes et le comportement à l’origine d’une grande partie des discriminations quotidiennes.
Ces leçons sont cruciales pour la gauche française. Il ne s’agit pas ici d’adopter un ensemble de mesures visant à créer des élites dans les populations minoritaires sans toucher aux conditions de vie dans les banlieues, ce que le plan de M. Sarkozy ne manquerait pas de faire. La lutte contre la discrimination consiste non seulement à placer des Noirs et des Arabes à des postes économiques et politiques haut placés, mais également à se rendre compte que chaque contrôle d'identité et chaque descente de police servent comme autant de mécanismes, au sein de la société française, qui construisent, dans des termes raciaux évidents, qui est français et qui ne l’est pas, qui est un citoyen respecté et qui pose problème. S’engager dans la voie des politiques de discrimination positive requiert de cibler les espaces sensibles qui jouent un rôle essentiel dans la formation des espoirs, des attentes et dans les vies des minorités de la prochaine génération. Il est tout aussi important pour de jeunes Noirs et Beurs de se voir en journalistes de télévision ou hommes politiques (et pas seulement en stars du football) qu’en enseignants, policiers ou médecins.
Aller dans cette direction n'est pas sans danger. Comment mener des politiques préférentielles sans déclencher une concurrence intergroupes pour le contrôle des ressources, comme celle qui a divisé, aux États-Unis, les coalitions de classe potentielles entre différents groupes ethno-raciaux et a conduit à de la violence intercommunautaire ? Comment éviter le « retour de bâton » de la classe ouvrière blanche que la droite américaine a su si habilement exploiter ?
La solution semble résider dans une politique de discrimination positive qui ne soit pas exclusivement focalisée sur la question raciale. Aux Etats-Unis, celle-ci a trop souvent servi à escamoter la question sociale. En France, le danger est inverse, et réside dans l’occultation des spécificités de la discrimination raciale, trop facilement noyées dans un discours républicain de bon aloi. Le système des ZEP par exemple, s’il était doté de véritables moyens, pourrait constituer, comme le souligne Thomas Piketty, une forme de « discrimination positive à la française ». [1] Mais aussi nécessaire soit-elle, elle ne suffira pas à elle seule à résoudre la question des discriminations raciales, systémiques en France. Une véritable politique de discrimination positive digne de ce nom doit nécessairement s’accompagner de mesures visant explicitement la question des discriminations raciales et les attitudes et mentalités qui les sous-tendent. On ne saurait oublier que les émeutes ont été déclenchées par une pratique policière – le contrôle d’identité « au faciès » – parfaitement légale.
Le modèle républicain a manifestement échoué à offrir une place aux citoyens d’origine non-européenne dans la société française, qui se tournent vers la violence et l’identité ethnique comme seul moyen d’affirmer leurs droits. Il existe pourtant une alternative : comme Achille Mbembe l’a récemment avancé, l’avenir réside dans un cosmopolitisme solide qui célèbre la diversité de fait de la population française, sur la base d’une prise en compte honnête du passé colonial français et de politiques gouvernementales qui corrigent les conditions de la discrimination actuelle. [2]
Andrew Diamond* et Jonathan Magidoff**

* Maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Lille 3.
** Enseigne le droit et la politique des Etats-Unis à l’Université de Paris 2.

[1] Thomas Piketty, « ZEP : la discrimination positive à la française », Libération, 5 décembre 2005.
[2] Achille Mbembe, « La République désoeuvrée. La France à l’ère postcoloniale », Le Débat, 137, 2005.


Réaction(s) à cet article
2 Réponse de l'auteur
Confronter la question raciale (suite) par Andrew Diamond et Jonathan Magidoff
le mercredi 24 janvier 2007 à 11:11
Cette réponse ne fait que confirmer l’un des points essentiels de notre démonstration, à savoir que la gauche, sous couvert de fidélité aux principes républicains, n’a cessé d’éviter de se confronter aux problèmes raciaux. Chez ceux qui s’attachent étroitement aux sacro-saints idéaux républicains, l’idée que l’histoire des États-Unis puisse être... [ lire la suite ]
1 De l'importance des principes républicains par GTF
le mardi 09 janvier 2007 à 21:09
Votre analyse est inquiétante. Vous ne définissez pas les notions que vous utilisez, ce qui contribue à la confusion. Nous sommes d'accord sur les fins: remédier aux discriminations racistes. Mais l'exemple américain n'apporte aucune réponse, même adapté sous le vocable "discrimination positive à la française" (ce qui ne signifie pas grand... [ lire la suite ]