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>> Citoyenneté et institutions >> Mettre en œuvre une autre politique de la sexualité et des libertés sexuelles et repenser les politiques familiales >> Introduction
 
La démocratie sexuelle en campagne
par Eric Fassin*

 
Les questions sexuelles sont des questions politiques. Sans doute n’y a-t-il rien là de radicalement nouveau : voilà bien longtemps que la sphère publique intervient dans la sphère privée, par la loi ou par des politiques sociales. C’est vrai du familialisme d’Etat (comme le montre ici Remi Lenoir) : la politique familiale contribue à reproduire et à creuser les inégalités socio-économiques. C’est pareillement vrai des politiques de la reproduction, qu’il s’agisse de contrôle des naissances (Marie-Laure Brival y insiste justement) ou d’accès à l’assistance médicale à la procréation (c’est Bruno Perreau qui le souligne), mais aussi de la filiation (on le voit bien également dans la contribution de Daniel Borrillo). Et la politique sexuelle ne s’arrête pas à la famille : l’Etat régule tout autant cet envers de la sexualité conjugale qu’est la prostitution (c’est Françoise Guillemaut qui nous le rappelle) – qu’il s’inscrive dans la logique réglementariste, prohibitionniste, ou dans l’entre-deux qui prévalait en France avant la Loi de sécurité intérieure.

La politisation des questions sexuelles s’inscrit bien dans l’histoire de ce que Michel Foucault a nommé « bio-pouvoir ». On sait en effet que pour ce philosophe, nous sommes passés d’une société définie par le droit de « faire mourir » à la nôtre, que caractérise le pouvoir de « faire vivre », soit « un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie. » Et si le sexe a pris une telle importance « comme enjeu politique », c’est qu’il s’inscrit à la croisée des deux axes du « pouvoir sur la vie », à savoir des « disciplines du corps » et de la « régulation des populations ». Ainsi, c’est parce que « l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question » qu’aujourd’hui « le pouvoir parle de la sexualité et à la sexualité. » Le bio-pouvoir, c’est donc, au premier chef, le pouvoir sexuel.

Pour autant, ce n’est pas seulement cela qui se joue aujourd’hui dans notre actualité sexuelle – qu’il s’agisse de prostitution ou de famille, de reproduction ou de filiation, mais aussi, pour prendre des exemples qui ne sont pas abordés ici, autour des violences sexuelles et du harcèlement, ou de la parité entre hommes et femmes étendue au domaine de la décision économique, le pouvoir n’est pas seulement subi ; il est remis en cause. La politisation des questions sexuelles s’inscrit ainsi dans un mouvement de démocratisation. Ce que je propose d’appeler « démocratie sexuelle », c’est en effet l’extension du domaine démocratique aux questions sexuelles. En démocratie, tout est politique, et donc (potentiellement) objet de politisation (mobilisation, contestation, négociation) – y compris ce qui jusqu’alors semblait échapper à la politique, pour relever de la nature immuable ou de l’intimité privée, à savoir le genre et la sexualité.

L’extension du domaine démocratique aux questions sexuelles, ce n’est donc pas seulement l’emprise du bio-pouvoir. C’est aussi la possibilité de faire entrer le langage démocratique là où elles n’avaient pas droit de cité jusqu’alors. Il devient légitime de s’interroger sur les enjeux de liberté et d’égalité qui constituent par exemple l’accès aux technologies de la reproduction ou à l’adoption, mais aussi la contraception ou l’avortement. Bref, il ne s’agit pas uniquement de résistance au pouvoir : les acteurs sociaux, comme on le voit bien avec les mouvements féministes et homosexuels, ou encore autour des questions transgenre, peuvent s’emparer de ces armes que sont les mots de liberté et d’égalité pour se faire entendre, et pour donner voix à leurs revendications. C’est ainsi que les questions minoritaires peuvent occuper aujourd’hui une place importante dans le débat politique.

Il ne s’agit pas pour autant, bien sûr, de proposer une vision enchantée de nos sociétés démocratiques, où règneraient la liberté et l’égalité. En réalité, ces mots et ces valeurs sont à la fois le vocabulaire et les enjeux de la politique. Ainsi, ce peuvent être deux visions du monde qui s’affrontent, l’une, qu’on dira réactionnaire, puisqu’elle récuse le procès de démocratisation en matière de genre et de sexualité, l’autre, progressiste, porteuse des idéaux de liberté et d’égalité – comme dans les débats autour du contrôle de la reproduction, dont on aurait grand tort de croire qu’il est réglé une fois pour toutes par la loi de 1975 sur l’IVG tant la bataille continue pied à pied, ou bien en matière de politique familiale, puisque le familialisme continue de peser fortement sur l’organisation économique et morale de notre société. Mais les conflits politiques, dans le domaine sexuel, divisent aussi des camps qui peuvent pareillement se réclamer de la liberté et de l’égalité : on l’a vu en matière de prostitution, tout le monde parle au nom de la liberté, et tout le monde défend l’égalité.

Autrement dit, la liberté et l’égalité ne fonctionnent pas dans nos débats comme des vérités données a priori, mais comme des enjeux qui se révèlent dans la pratique sociale et dans les controverses publiques, et prennent donc un sens a posteriori. La politisation des questions sexuelles suppose aujourd’hui les valeurs d’égalité et de liberté, mais elle les investit de significations qui ne lui préexistent pas nécessairement. Qui eût imaginé, avant les années 1990, que les controverses autour du mariage gai et de l’homoparentalité se trouveraient comme aujourd’hui au cœur d’une politique démocratique de l’homosexualité ? Naguère encore, la liberté et l’égalité entre les sexualités ne semblaient pas se jouer là. Plus précisément, on pourrait donc dire que la politique sexuelle est le développement sans fin, l’exploration interminable, l’incessante construction de la démocratie sexuelle. Qu’est-ce que la liberté sexuelle, ou l’égalité sexuelle ? C’est ce qui se déploie dans l’histoire politique de ces combats.

Cette politique ne se joue pas seulement dans l’espace public. Elle traverse en même temps notre intimité. C’est qu’en même temps que des lois, elle nous parle des normes. Dans une société démocratique, les normes ne sont pas données une fois pour toutes, comme si elles étaient fondées en nature. Elles ne sont pas censées reposer sur un principe transcendant (Dieu ou la Tradition mais aussi la Science ou la Nature, comme on le voit dans les débats sur la filiation), mais être définies de manière immanente par la société. Autrement dit, et c’est pourquoi la démocratie sexuelle n’est pas un enjeu mineur dans nos sociétés, notre rapport aux normes s’en trouve modifié : loin que leur emprise s’exerce sur nous de manière d’autant plus contraignante que nous leur accorderions l’autorité de vérités immuables et nécessaires, l’ordre des choses (que certains baptisent « ordre symbolique ») s’en trouve dénaturalisé. Même en matière de genre ou de sexualité, les normes perdent de leur évidence quasi-naturelle. Autrement dit, la politisation des questions sexuelles desserre quelque peu l’emprise des normes sur nos vies, dès lors qu’elles nous apparaissent pour ce qu’elles sont – un ordre historique, et non pas naturel, sujet au changement et donc contestable. Le trouble démocratique dans les normes, c’est donc ce qui nous donne une prise critique sur cet ordre normatif qui nous constitue en tant que sujets sexuels et politiques.
Eric Fassin*

* Sociologue et américaniste à l’Ecole normale supérieure.



Réaction(s) à cet article
1 Travail des femmes et famille par Nicole Gadrey
le mardi 27 février 2007 à 14:02
La question des inégalités entre hommes et femmes ne trouve pas vraiment sa place dans les 80 propositions. Du côté des politiques familiales, la question de leur impact sur le travail des femmes n’est pas abordée. Du côté de la lutte contre les discriminations, le chapitre est centré sur les questions d’origine « ethnique ». La question... [ lire la suite ]