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LIVRES
R. Lenoir, « La famille, une affaire d’Etat. Les débats parlementaires concernant la famille (1973-1978) », Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, 13, pp. 16-30.
N. Herpin et J.H. Dechaux, « Entraide familiale, indépendance économique et sociabilité », Economie et statistique, 373, 2004, pp. 3-32.


 
Famille inégalités sociales
par Remi Lenoir*

 
En France, la famille légitime est une catégorie de l’action politique légitime : une idéologie fondatrice, le familialisme, un ministère, une administration et des allocations spécialisées, une représentation officielle. Le familialisme n’est pas seulement un parti pris démographique (natalisme) et une morale de la vie privée, c’est une conception générale du monde social qui fait de la famille le principe de toute chose, fût-ce de la chose publique : système fiscal (quotient familial), système de protection sociale (allocations familiales), sans parler de l’action publique qui concerne directement la vie des familles (système scolaire, logement, santé, emploi, transports, loisirs, consommation, etc.). La notion de famille est si extensive qu’elle recouvre quasiment toute l’action publique. La famille est, en effet, d’une telle évidence politique que par exemple aujourd’hui les partis en font une priorité.
Mais que défendent-ils quand ils défendent la famille ? L’examen rapide des débats parlementaires en donne une indication : d’un côté les grands principes de la vie publique (essentiellement ceux qui portent sur l’éthique familiale et le droit civil de la famille) où interviennent les parlementaires les plus hauts placés dans l’organisation des partis mais aussi dans la hiérarchie sociale, et, de l’autre, ce qui relève de la politique sociale (prestations familiales, logement social, travail des femmes) auxquels participent ceux qui occupent les positions relativement les plus basses dans l’univers politique (fonctions locales, notamment) ainsi que dans l’espace social, (professions intermédiaires, femmes). D’un côté, les grands principes de l’ordre social, de l’autre les conditions matérielles d’existence [1].
Mettons au regard de ces deux dimensions de la famille l’importance relative de l’entraide familiale selon les catégories sociales. Le poids des concours financiers est relativement moins élevé chez les ouvriers que chez les cadres : l’entraide augmente les ressources sociales de 16% chez les ouvriers contre 38% chez les cadres. Il est vrai que la forme de l’aide diffère : dans les catégories supérieures les enfants sont proportionnellement plus nombreux à demander aux parents de grosses sommes d’argent et des contacts pour rechercher un emploi, alors que dans les classes populaires, les ouvriers ont recours à l’aide familiale surtout pour des tâches domestiques et pratiques [2]. Quant aux montants des aides financières, il suffit de considérer les différences de patrimoine économique selon les classes sociales : en 1992, 25% des ménages les plus pauvres se partagent à peine 1% du patrimoine total de l’ensemble alors que 25% des plus riches en détiennent près des 3/4. Et, depuis, on le sait, ces différences ne cessent de se creuser.
La famille a toujours pour principe, et peut-être plus que jamais, la gestion du patrimoine, principal facteur des inégalités sociales, et, pour moyen, l’héritage. C’est dire qu’à cet égard, tout le monde n’a pas également une famille. Car avoir ce qu’on appelle une famille dans sa définition légale est une sorte de privilège, les conditions sociales qui rendent possibles ce type de famille n’étant pas uniformément distribuées selon les classes sociales. Par exemple, c’est dans les catégories populaires que le taux de divorce est parmi le plus élevé alors même que le taux de nuptialité y est déjà très faible. De plus, les divorces y ont les conséquences les plus dramatiques au point où, pour atténuer ces dernières, il est prévu le versement d’une prestation spéciale, l’allocation de soutien familial.
Au moment où la réforme des successions, en protégeant le patrimoine familial et sa transmission, favorise l’héritage et les donations (hausse des plafonds, réductions des droits, extensions des ayant droit), ne conviendrait-il pas, au contraire, d’en limiter les montants et d’assurer ainsi une péréquation à la fois plus réelle mais aussi plus juste, voire plus sociale des biens entre générations. Une telle proposition, ne fait que reprendre les préconisations déjà formulées il y a plus de cent ans par les réformateurs sociaux et pas seulement socialistes – on pense par exemple à Durkheim – au début de la Troisième République qui, à cet égard comme à bien d’autres, ne fut pas qu’une « République des idées ».
C’est autour de l’impôt – à une époque où était âprement discutée la création de l’impôt sur le revenu – que la défense de la famille s’est constituée dans le champ politique, le fisc étant peu à peu conçu comme moyen par lequel l’État compense les inégalités de conditions de vie résultant du poids des charges familiales (quotient familial). La notion de « charges de famille » s’est imposée comme une catégorie de redistribution des revenus dans les luttes qu’ont menées dès la fin du XIXe siècle les tenants du familialisme, luttes qui n’ont cessé depuis et qui recourent toujours aux mêmes arguments : égalité des familles devant l’impôt et par l’impôt.
Les surtaxes imposées aux célibataires et aux familles restreintes (celles qui restreignent volontairement les naissances) n’étaient pas conçues seulement comme de simples compensations, mais aussi comme un moyen de marquer et de reconnaître la différence entre ceux qui se conformaient au modèle de la famille « normale », et par là, à l’intérêt de la patrie et ceux qui ne le faisaient pas : le célibataire, plus encore que le couple sans enfant, incarnait le « malthusien », l’« individualiste », l’« égoïste ». Selon les tenants du familialisme, le système fiscal en usage était « amoral » (et le reste toujours) à un double titre : il « pénalise » les familles nombreuses et affaiblit le modèle légitime de la famille. Aussi, les défenseurs de la famille n’ont eu de cesse de poursuivre ce qu’ils appellent les « primes » au concubinage et aux enfants illégitimes et tout ce qui défavorise, selon eux, les unions légales au nom de la justice commutative et de la morale familiale qui lui est liée.
C’est pourquoi les allocations familiales sont versées sans conditions de ressources. Contre la philosophie familialiste et la morale qui lui est liée, il conviendrait de généraliser cette condition à l’ensemble des prestations familiales, la « famille ne devant pas être traitée comme une catégorie à part, au-dessus de tout et imposée à tous, bref indépendantes des conditions sociales d’existence qu’elle contribue, au contraire, à reproduire.
Remi Lenoir*

* Sociologue, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

[1] R. Lenoir, « La famille, une affaire d’Etat. Les débats parlementaires concernant la famille (1973-1978) », Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, 13, pp. 16-30.
[2] N. Herpin et J.H. Dechaux, « Entraide familiale, indépendance économique et sociabilité », Economie et statistique, 373, 2004, pp. 3-32.