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La politique, le langage et la culture
Introduction
par Jacques Bouveresse*

 
Une période d’élections est malheureusement toujours une occasion privilégiée de constater à quel point George Orwell avait raison quand il concluait son essai sur « La politique et la langue anglaise » en remarquant que « la langue politique – et avec des variations c’est une chose vraie de tous les partis politiques, des Conservateurs aux Anarchistes – est conçue pour faire paraître les mensonges véraces et le meurtre respectable, et donner une apparence de solidité à du vent pur ». Il est vrai qu’il écrivait cela en 1946, dans des circonstances historiques assez particulières, et qu’un bon nombre de choses injustifiables semblent être devenues, depuis ce moment-là, nettement plus difficiles à justifier, de sorte qu’on hésiterait à première vue beaucoup plus à affirmer que « le langage et les écrits politiques consistent largement dans la défense de l’indéfendable ». Pourtant, il n’est pas du tout certain que les choses aient changé à ce point et que nous n’ayons pas toujours à peu près les mêmes raisons de considérer qu’en vertu d’une sorte de fatalité désespérante à laquelle il est extraordinairement difficile de résister, la langue politique ne peut pas ne pas « être constituée largement d’euphémismes, de pétitions de principe et de vague complètement fumeux ».
Sans surestimer en aucune manière l’importance de cet aspect de la question, Orwell pensait que la décadence du langage est un problème tout à fait sérieux et que l’on peut peut-être espérer obtenir quelques améliorations en prenant les choses « par le bout verbal ». C’est un point sur lequel chaque jour qui passe tend à lui donner raison. A bien des égards, une « autre campagne » pour les élections présidentielles qui se préparent ne devrait pas seulement être une campagne où il est question également d’autres questions, d’autres difficultés, d’autres injustices, d’autres souffrances et d’autres exigences que celles dont tout le monde se sent plus ou moins obligé de parler, mais aussi, probablement, une campagne menée d’abord dans un « autre langage », par des gens qui, comme il le dit, sont capables de choisir librement, et non pas seulement d’accepter, les expressions et les phrases les plus appropriées à l’expression de ce qu’ils ont à dire. Mais il y a des raisons d’être pessimiste si, comme il le souligne, il n’y a guère que des rebelles d’une certaine sorte, exprimant des opinions privées, et non une « ligne de parti » quelconque, fût-elle celle d’un parti révolutionnaire, qui soient encore capables de le faire.
Les deux défauts majeurs que le langage politique réussit à transformer en vertus apparentes sont, selon Orwell, l’excès d’abstraction et l’ambiguïté systématique. Les hommes politiques n’ont, de façon générale, aucun intérêt réel à ce que des mots comme démocratie, liberté, égalité, justice, progrès, etc. soient utilisés avec un sens précis et concret ; et ils s’opposent plutôt de toutes leurs forces à ce qu’on leur en donne un. Car si on s’avisait de le faire, les dictateurs auraient sûrement plus de mal à se présenter comme de vrais démocrates les gens qui profitent en toute innocence des privilèges souvent exorbitants et scandaleux que confèrent le pouvoir et la richesse à se présenter comme de simples citoyens parmi d’autres et les gouvernements qui mènent les politiques les plus réactionnaires comme les vrais défenseurs du progrès dans tous les domaines, y compris, bien entendu, celui de l’intellect et de la culture.
Un homme qui entend parler aujourd’hui de choses comme « la nation » ou « la France », dont il faut, lui dit-on, sauvegarder le prestige et la grandeur, notamment en choisissant les dirigeants politiques réputés les plus capables de les défendre, n’aurait-il pas de bonnes raisons de demander une explication de sens et de formuler une question du même genre que celle qu’Orwell se posait en 1940, dans « Le lion et la licorne : le socialisme et le génie anglais » : « L’Angleterre n’est-elle pas notoirement deux nations : la riche et la pauvre ? Osera-t-on prétendre qu’il y a quoi que ce soit de commun entre des gens qui gagnent 100 000 £ par an et ceux qui gagnent 1 £ par semaine ? » Même s’il n’y a peut-être plus personne, dans la France actuelle, qui gagne aussi peu et n’en déplaise à l’homme politique qui s’est distingué au moment de la crise des banlieues en affirmant qu’il n’y avait plus de pauvres en France, mais seulement des gens moins riches que d’autres, un bel exemple du genre d’abus de langage cynique dont la droite est coutumière et qui fait partie de ceux que dénonçait justement Orwell, la question reste, encore aujourd’hui, malheureusement tout à fait pertinente.
Alain Trautmann, dans son appel à une action en faveur de la recherche et de la construction européenne, observe que : « L’idéologie dominante actuelle présente l’impôt non pas comme l’outil indispensable à la mise en place de services publics nécessaires au fonctionnement d’une société qui soit autre chose qu’une jungle, mais comme une pénalisation de ceux qui gagnent de l’argent, et s’en voient spoliés par les fainéants. […] Il faut réhabiliter l’idée que l’impôt est une nécessité incontournable » Le genre de discours qui est dénoncé ici et que l’on entend répéter sans cesse par ceux qui nous gouvernent est, lui aussi, une illustration remarquable de la façon dont le monde politique se considère comme autorisé à donner aux mots le sens qui lui convient, plutôt que celui qu’ils ont, ou en tout cas devraient avoir. Il est vrai que, dans une Europe où, comme le dit Alain Accardo, « la pierre de touche de toute activité humaine est la rentabilité financière à court terme », ceux qui s’évertuent encore à défendre les restes de ce qui peut empêcher le genre de société dans lequel nous vivons de se transformer en une jungle, en particulier les services publics, et qui soutiennent l’idée d’une action publique vigoureuse, menée à la fois au niveau national et au niveau européen, en faveur de la recherche, de la culture et de la création artistique ont peu de chances de réussir, au moment où le triomphe sans partage et sans mesure du libéralisme promet au monde un avenir plus radieux que jamais, à passer pour autre chose que des attardés.
Comme si nous n’avions pas eu pourtant, depuis un bon moment déjà, la possibilité d’expérimenter largement non seulement les limites, mais également les effets désastreux du libéralisme déchaîné et de la privatisation à outrance dans un bon nombre de domaines, en particulier dans celui des médias, où, comme le note Renaud Lambert, à des médias privés contrôlés par des entreprises dont certaines vivent des commandes de l’Etat et dont les dirigeants entretiennent des relations privilégiées avec le pouvoir politique, fait face un secteur public dépourvu de moyens et engagé dans la course à l’audimat avec son rival. Jusqu’à présent, quand on rappelait que, pour les moyens d’information, l’indépendance par rapport au pouvoir politique et économique est une condition sine qua non de l’indépendance intellectuelle et morale, on s’entendait généralement répondre avec une certaine commisération qu’il n’y avait, de ce point de vue, aucun péril en la demeure et qu’aucune atteinte sérieuse ne risquait d’être portée à la liberté que doivent avoir les journalistes de travailler et de parler ou écrire absolument comme ils l’entendent. Il se pourrait, toutefois, que certains événements récents aient eu pour effet de tempérer quelque peu cet optimisme de rigueur; mais c’est peu probable. Sur une question aussi politique que celle-là, on peut s’attendre à ce que les euphémismes, les pétitions de principe et l’imprécision nébuleuse dont parle Orwell remplissent parfaitement la fonction qui leur est impartie. Ceux qui soutiennent qu’il y a un problème n’ont besoin d’invoquer pour cela rien d’autre que les faits et la logique ; mais il est tellement facile de se contenter de leur imputer la croyance absurde à une sorte de vaste complot en faveur de la désinformation et du mensonge dont tous les gens sérieux savent qu’il n’existe pas et n’a jamais existé.
Même s’il est vrai que ce que ce qu’Orwell appelle l’« état de conscience réduit » qui accompagne la plupart du temps l’usage politique du langage et qui est, sinon indispensable, du moins favorable au conformisme politique a de fortes chance de se réduire encore plus que d’ordinaire dans les périodes de compétition électorale, où la prédominance du langage imposé sur le langage choisi semble devoir être encore plus complète, il faut néanmoins remarquer que la réalité nous réserve parfois quelques bonnes surprises : les élections peuvent parfois constituer elles aussi, heureusement, l’occasion d’un certain réveil et d’une élévation du niveau de la conscience politique, et des possibilités de changement bien réelles, mais qui avaient été jusqu’à présent sous-estimées, se manifester tout à coup, d’une façon qui, il est vrai, ne doit pas nécessairement grand-chose au discours et aux actions des partis et des individus qui luttent entre eux pour la conquête du pouvoir. Tous les auteurs qu’on va lire partagent, sous une forme sous une autre, la conviction que la situation préoccupante qu’ils décrivent ne changera pas d’elle-même ni sous la seule impulsion des gouvernements d’aujourd’hui ou de demain, aussi longtemps du moins qu’ils conservent la même idéologie. Comme le dit Alain Trautman, « elle ne peut changer, que si les citoyens s’en emparent explicitement, si un mouvement se crée, si un débat en profondeur s’instaure. »
C’est peut-être sur ce point que l’on peut trouver quelques raisons d’espérer. Parlant, à propos du comportement de Lincoln au cours des années 1860-1862, du rôle respectif que jouent l’activiste et le politicien dans une marche hésitante vers l’utopie qui exige à la fois la révolte et la consolidation, Howard Zinn observe que le politicien souffre d’un défaut inhérent à sa position (et qu’on ne peut, par conséquent, lui reprocher qu’avec une certaine modération) : « Sa lecture du monde est statique et ne tient pas compte des mouvements réformateurs, en cours ou imminents, qui modifient l’équilibre des forces au moment même où il prend une décision. En conséquence toutes les décisions politiques ont tendance à être conservatrices. Plus encore, le politicien est si occupé à évaluer les forces en présence qu’il en oublie de tenir compte de son propre pouvoir. Un pouvoir dont il se sert pour lire l’opinion publique et non pour essayer de la faire bouger [1]. » Si l’on ne considérait que le comportement des hommes politiques, aussi nécessaire et importante que puisse être leur contribution, il y aurait donc relativement peu de raisons de s’attendre à de bonnes surprises. Mais il y a heureusement un autre élément dont il faut aussi tenir compte. Comme le note Zinn, nous sommes surpris parce que nous ne remarquons pas, sous la surface, les légers frémissements d’indignation, les premiers échos de la protestation et les signes diffus de résistance et de révolte qui commencent à apparaître. Demander aux hommes politiques qui se considèrent comme appelés à nous diriger d’être capables non pas simplement d’apprécier l’état des forces en présence, mais également de le modifier au profit de ceux qui ont un besoin urgent et parfois dramatique qu’il change est sans doute beaucoup demander. Mais on a le droit d’exiger d’eux au moins qu’ils ne restent pas aveugles à des signes qu’ils ont malheureusement une tendance fâcheuse à être la plupart du temps à peu près les derniers à percevoir.
Jacques Bouveresse*

* Né en 1940 à Epenoy (Doubs). Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, Agrégé de l’Université, Docteur ès Lettres. A été Professeur aux Universités de Paris I et de Genève, et occupe depuis 1995 la chaire de Philosophie du Langage et de la Connaissance au Collège de France. Dernier ouvrage paru : Essais V, Descartes, Leibniz, Kant, Editions Agone, Marseille, 2005. A paraître (janvier 2007) : Peut-on ne pas croire ? Croyance, foi et vérité, Editions Agone, Marseille.

[1] Howard Zinn, L’Impossible neutralité, Autobiographie d’un historien et militant, Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton, Editions Agone, 2006, p. 134.


Réaction(s) à cet article
5 L'éthique par Raina
le dimanche 25 février 2007 à 21:09
Les françaises et les français attendent de nouveaux venus quel que soit le clivage politique, c'est une évidence.

Ils attendent de nouveaux venus parce que les anciens n'ont pas su, ou plutôt, n'ont plus su faire preuve de résultats ; parce qu'ils ont eu le pouvoir durant un temps certain, qu'ils l'ont assurément servi, puis ont fait en sorte... [ lire la suite ]
4 Déception par Maxime
le mercredi 14 février 2007 à 15:03
Je suis surpris de cet article de Jacques Bouveresse. Comnent peut-il concilier sa condamnation affichée du libéralisme avec sa défense brillante de la philosophie analytique (contre le charlatanisme d'une bonne partie de la philosophie continentale hegeliano-heideggerienne) dont les racines, au moins à travers Hume, sont manifestement libérales ? [ lire la suite ]
3 Valeurs par ragnvald
le mercredi 14 février 2007 à 15:03
"Les hommes politiques n’ont, de façon générale, aucun intérêt réel à ce que des mots comme démocratie, liberté, égalité, justice, progrès, etc. soient utilisés avec un sens précis et concret".
Il me semble voir là un point essentiel. Entendant parler ces derniers temps d'un désir d'écrire une nouvelle Constitution, je m'interroge sur la... [ lire la suite ]
2 Les travestis du langage par Muncerus
le lundi 12 février 2007 à 18:06
Les travestis du langage dont nous entretient Jacques Bouveresse et qui, de fait, sous-tendent la dramaturgie politicienne, résultent d'une tension permanente entre la conscience d'une réalité jugée quasiment intangible et le désir déclaré de malgré tout la modifier.
Pour à la fois sortir du dilemme et se trouver en situation de tracer à... [ lire la suite ]
1 Patrick Balkany : "il n'y a pas de pauvres en France" par Jérôme
le dimanche 04 février 2007 à 13:01
http://www.theyesmen.org/articles/balkanynouvelobs20051117.html
vu qu'on parle du langage, il pourrait être utile de nommer cette personne. [ lire la suite ]