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>> Politiques sociales et économiques >> Santé >> Introduction : Santé et citoyenneté
 
La santé des citoyens a un prix : celui de la liberté
A propos d’une divergence entre libéralisme politique et le libéralisme économique
par Marie Gaille-Nikodimov*

 
Si l’idée que chacun est maître et possesseur de son corps acquiert aujourd’hui en France les allures d’un lieu commun, comme en témoigne par exemple « Ceci est mon corps », la livraison estival d’Enjeux. Les échos en 2006,  la conviction selon laquelle les dépenses de santé devraient relever du porte-monnaie de chacun, plutôt que d’être prises en charge collectivement, est bien moins établie. Le consensus relatif au système de santé créé au lendemain de la seconde guerre mondiale renvoie aux principes fondateurs de la république, notamment à celui de la fraternité,  qui s’exerce aussi à l’égard de ceux qui n’ont pas la citoyenneté française,  ainsi qu’à la volonté de faire de la liberté et de l’égalité des droits réels et pas seulement formels.
Un problème majeur, lié au déficit du système de l’assurance maladie sans cesse réformé, pourrait cependant mettre en cause ce consensus. Alors qu’il serait essentiel de proposer, à l’échelle de la collectivité, une réflexion publique et concertée à son propos, en vue de faire des choix politiques éclairés, connus des citoyens, et agréés par la majorité d’entre eux, il ne fait pas l’objet d’un véritable débat public. C’est celui de la nature des soins pris en charge par la collectivité, c’est-à-dire celui de la définition du contenu du « panier de soins » ou, pour reprendre une expression empruntée à un autre contexte socio-politique, anglo-saxon cette fois-ci, celui de la « prioritarisation » des soins. Au sein d’une question budgétaire, se niche une interrogation d’une redoutable difficulté : étant donné un budget, quel est le principe du justice à appliquer pour établir un système d’accès aux soins « le plus juste » possible ? Comment, pour quoi et pour quels soins dépenser cet argent ? Parce qu’il en va d’un véritable choix politique, il y a un devoir pour tout gouvernement d’organiser, sur la répartition à effectuer entre prise en charge solidaire et prise en charge individuelle, une discussion publique et informée de tous les arguments pertinents. En la matière, on ne peut se contenter en la matière de décision du petit nombre ou de normes morales non discutées.

On a pu estimer que le problème se posait en France en relation avec les progrès récents de la médecine, en ce qu’ils rendent possibles des soins plus liés à la satisfaction d’un besoin (esthétique par exemple) ou d’un désir (de procréation) que d’une véritable nécessité thérapeutique.  Cependant, la distinction entre des soins jugés nécessaires du point de vue de la santé et des soins dits de « confort » n’est pas, ou pas seulement, liée aux progrès de la médecine. Elle renvoie autant à des classifications normatives discutables d’un point de vue moral et politique, lisibles de longue date sur « la carte des remboursements des dépenses de santé par la Sécurité sociale ».
Surtout, l’on peut penser que la question de la « prioritarisation » des soins se pose avec une acuité particulière dans le contexte actuel de la réforme du système de financement de la santé, parce que les critiques faites aujourd’hui à l’encontre du système solidaire et égalitaire, et par lesquelles on justifie en partie la réforme du financement du système de santé, vont bien au-delà de la distinction entre soins nécessaires et soins superflus : elle vise les mauvais comportements, encouragés par l’apparence de gratuité du système de soins français. Il y aurait ceux des médecins qui prescrivent en veux-tu en voilà des médicaments à des Français hyper-consommateurs d’actes et de produits médicamenteux et surtout ceux des individus jugés irresponsables à l’égard de leur propre santé : le gourmand, le fumeur, le buveur, le bronzeur, la femme en mal d’enfant, tous ces « mécréants »  qui s’entêtent à reproduire pour eux-mêmes des écarts de conduite dont la maladie est déjà la sanction ou à exiger le remboursement d’actes que la société n’aurait pas à prendre en chargé.
La perspective ouverte par cette critique des mauvais comportements, du point de vue de la priorité à accorder à tel ou tel type de soins, est la suivante : la collectivité peut vouloir continuer à prendre en charge les soins qu’elles estime fondamentaux, mais se décharger sur les individus des soins dont la nécessité est considérée comme (en partie) causée par des choix privés à l’égard de son corps et de son « capital santé ». Autrement dit, qui ne prend pas soin de sa santé ou qui émet une demande jugée non thérapeutique payera pour ses soins ou sera rétrogradé dans la liste d’attente de tel ou tel soin.
Cette analyse pose plusieurs difficultés : un tel choix risque de redoubler en termes de soin des inégalités socio-culturelles qui rendent compte partiellement de certaines conduites à risque (il existe des habitus sociaux en matière de rapport au corps et à la santé). En outre, une telle critique relative aux comportements individuels, devrait, pour être recevable, se doubler d’une critique à l’égard des effets de l’environnement sur la santé des uns et des autres (conditions de travail, pollution industrielle, etc.).
Surtout, il faut mettre en évidence l’enjeu que recèle le choix d’un système de santé dans le contexte actuel dominé par cette critique des mauvais comportements. Il en va ici des limites que l’on fixe à la liberté individuelle. Doit-on sanctionner les mauvais comportements en faisant payer les individus pour les soins qu’ils occasionnent ou faut-il, au moins jusqu’à un certain point, les tolérer « pour l’amour du plus grand bien qu’est la liberté humaine », selon l’expression de J. S. Mill  ? Certes, la question du coût imposé à la collectivité par les comportements destructeurs de soi n’est pas à négliger. Toutefois, si l’attribution de la responsabilité de ces comportements au seul individu est discutable, s’il faut tenir compte des demandes de soin non thérapeutiques et de la liberté des citoyens, la réponse à donner à cette question n’est pas simple. Il est loin d’être évident que cette liberté fasse moins bon ménage avec l’égalité et la solidarité qu’avec la liberté de l’économie de marché.
Marie Gaille-Nikodimov*

* Philosophe, chargée de recherche au CNRS (Centre de recherche sens, éthique et société), auteur de À qui appartient le corps humain ? Médecine, politique et droit (Les Belles Lettres, 2004) avec Cl. Crignon-De Oliveira.

[1] Enjeux. Les échos, le mensuel de l’économie, n°226, juillet-août 2006.
[2] La notion de « solidarité » se trouve cependant le plus souvent mise en avant, pour décrire ce système de santé, en référence au « solidarisme » de L. Bourgeois, selon qui l’homme « naît débiteur de l’association humaine » car il a besoin de la société pour vivre, l’obéissance au devoir social n’étant que la reconnaissance de cette dette de tous contractée avec tous (Solidarité, Paris,Colin, 1896).
[3] Bien que le Sénat ait adopté, le 8 juin 2006, un amendement à la loi qui restreint l’accès au titre de séjour pour les parents étrangers d’enfants gravement malades.
[4] S. Rameix, ‘L’idée de justice’, Journées d’éthique médicale Maurice Rapin. Accès aux soins et justice sociale, Paris, Flammarion, Médecine Sciences, 1997.
[5] D. Memmi, Faire vivre et laisser mourir, le gouvernement contemporain de la naissance et de la mort, Paris, La Découverte, 2003, p. 75.
[6] Cf. M. Foucault, Sécurité, territoire population, Cours au collège de France, 1977-1978, Paris, Hautes études, Gallimard/Le Seuil, 2004.
[7] J. S. Mill, De la liberté, chapitre 4.


Réaction(s) à cet article
2 il est possible de faire autrement par Elisabeth PENIDE
le dimanche 29 avril 2007 à 19:07
La santé a un prix certes mais il faut réformer en profondeur le système pour garantir à tous un accès aux soins.
cf le projet du SMG
Projet de système de santé du SMG

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1 Du système de Santé par PUENTEDURA
le dimanche 18 février 2007 à 17:05
Les réflexions théoriques sont une chose, les propositions pragmatiques en sont une autre. A ma place de médecin de premier recours j'observe notre société et en particulier son système de santé. Toute la discussion sur le déficit abyssal de la SS ne tient pas si l'on remet tout le monde au travail (à commencer par les mééédecins).
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