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Science, Société, Démocratie : pour un autre contrat social
par Dominique Pestre*

 
Depuis trois décennies, le monde dans lequel nous vivons s’est transformé de façon profonde. Il s’est transformé dans ses réalités sociales comme dans son régime de régulation économique (on peut dire que nous sommes entrés dans un régime libéral à dominante financière et de prédation). Le savoir est devenu une marchandise délocalisable (pour les industriels) ; certains acteurs ont pris une place accrue dans le jeu des savoirs (le capital risque, le Nasdaq, les nouvelles politiques de brevets) ; les Etats ont perdu une part de leurs moyens d’intervention et l’université n’a plus la place centrale qu’elle occupait. En bref, « le contrat » politique et social dans lequel vivait la science depuis plus d’un siècle s’est modifié.
Le contrat a d’abord changé car le monde social s’est transformé ; dans sa « composition », du fait de la montée des groupes à fort capital scolaire, de la dés-industrialisation, etc. – et dans ses « subjectivités », dans les régimes d’existence psychique, les mœurs, le rapport à l’autorité. Nos sociétés sont devenues plus variées dans leurs identités et motivations, et les institutions classiques de la modernité ne sont plus crues sur parole. Parmi elles, « l’institution science » – qui ne fait pas exception à la règle.

Le politique a changé lui aussi. Des questions autrefois définies comme privées sont passées au cœur de la sphère publique (les questions du genre par exemple) et chacun met sa situation en scène (via les media) ; les modes d’intervention sont passés de formes « revendicatives » adressées à un Etat garant de la justice sociale à des formes d’action plus proches du do-it yourself. Celles-ci (pensez à Greenpeace) sont conçues du très local au global, pour agir sur divers pouvoirs (Etats, media), par des moyens complémentaires (actions directes, mises en demeure, appels au boycott) – et elles font appel à l’expertise de leurs membres, souvent très qualifiés. L’autorité des administrations et des politiques n’est donc plus intouchable (mais faut-il se plaindre de cette capacité de contrôle en régime démocratique ?), comme ne l’est plus celle des experts officiels ou des scientifiques (lorsque ceux-ci semblent outrepasser leurs aire de compétence et se faire les défenseurs de projets qui sont autant sociaux et économiques que techniques).

Le corps social a donc appris à apprendre – ne serait-ce que parce qu’il est passé par l’université et s’en laisse moins conter. Confronté à des problèmes (une pollution locale, l’épidémie de sida, la faible prise en compte d’effets environnementaux de long terme), il a constitué ses propres réseaux de savoir. D’autres ont inventé (ou redécouvert) des pratiques de recherche collectives et non directement propriétaires (face à une privatisation massive dans le monde du logiciel des années 1980 par exemple).

Voir les choses ainsi, de façon positive, a deux avantages. D’une part, cela permet d’oublier le cauchemar (un rien paranoïaque) d’un monde qui deviendrait irrationnel et anti-science. En Europe, on ne note pas de défiance accrue vis-à-vis des sciences : le chercheur du CNRS reste la figure la plus connotée positivement dans les sondages. Les critiques sont plutôt vis-à-vis des régulations (des produits techno-scientifiques et des risques industriels) ; vis-à-vis des attitudes systématiquement technophiles (tout ce que la science peut faire doit advenir) ; vis-à-vis des valeurs que portent, et des effets sociaux qu’induisent ces changements techno-industriels. Mais s’il en est ainsi, pourquoi parler « d’anti-science » ? La science équivaut-elle aux technologies ? Ces critiques ne posent-elles pas de vraies questions ?

Le second avantage de regarder les choses de cette façon est que ces évolutions peuvent devenir un atout extraordinaire. La précaution n’est pas « anti-science », la volonté de durabilité (de sustainability) non plus – la volonté démocratique de choisir sa vie et d’en débattre encore moins ! Dans un monde où la place de la science comme bien public se rétrécit (la science conçue comme pré-technologie), où l’évolution du droit des brevets et les politiques suivies par nos gouvernants vont toutes dans le sens d’une limitation de ce qu’il est loisible de faire, s’appuyer sur ces nouveautés sociales pour constituer des contre-poids semble de bonne politique.

Voilà la révolution copernicienne qui nous attend : comprendre que le monde a changé – et pas seulement en mal ; qu’il faut penser à ceux avec qui de nouvelles créativités peuvent être établies ; qu’il faut savoir faire sa part du chemin puisque la vérité, contrairement à ce qu’on a souvent tendance à penser, est distribuée (les problèmes sont complexes) et toujours partielle (il est difficile de tenir tous les paramètres). Dans la plupart des questions qui importent (quelle agriculture ? quel développement ? quelle énergie ? quelle reproduction ?), la solution n’est pas d’abord dans la technique ou la science mais dans le débat ouvert et informé entre citoyens et experts.

Que faire, concrètement ? Un individu ne peut produire de solutions toutes faites mais on peut suggérer (de façon allusive !) :
- que les universités, mais aussi les agences et organismes de recherche, traitent avec le même sérieux la « société civile » et les industriels (avec deux vice-présidences ?) ;
- que les chercheurs essaient de penser/apprennent à anticiper les conséquences de leurs travaux (en incluant des personnes extérieures dans leurs comités scientifiques ?) ;
- qu’ils ré-inventent leurs sujets de recherche (avec ceux qui font de l’épidémiologie sur les maladies rares ou environnementales, etc.) et leurs formes de collaboration (avec le logiciel libre, par exemple).

Mais encore :
- que tous les acteurs sociaux osent demander la réouverture de questions larges, qu’ils fassent des propositions (sur la politique des brevets, avec des juristes et des économistes) ou énoncent des principes (déontologiques, quant à l’appropriation de la biodiversité) ;
- que des formes démocratiques de débat soient créées par des scientifiques et des associations, de façon indépendante, et que leurs résultats soient rendus visibles dans l’espace public, qu’ils soient relayés.
En bref, que les scientifiques se souviennent qu’ils sont aussi des citoyens faisant le monde avec d’autres qui essaient eux même de penser des avenirs raisonnables.

Un rêve éveillé ? Un peu. Mais praticable. Et vital. Le tout est de commencer.
Dominique Pestre*

* Directeur d'études à l'EHESS. Il enseigne et travaille sur les sciences dans l'histoire et en société.