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Un monde pacifié ?
Introduction
par Immanuel Wallerstein*

 
Il ne faudrait pas oublier que nous avons créé les Nations-Unies en 1945 précisément pour réaliser un monde pacifié. Nous n'y sommes pas parvenu jusqu'ici, et nous pourrions facilement désigner des responsables. Même sans les accuser d'expansionnisme, les deux grands protagonistes de la Guerre Froide n’ont en effet jamais eu l'intention de perdre du terrain, pacifiquement. Le cas échéant, ils étaient toujours prêts à soutenir des alliés en difficulté, avec des armes quand il le fallait. Mais les États-Unis et l'Union Soviétique ne sont pas les seuls en cause. La grande majorité des mouvements de libération nationale et d'autres variantes de mouvements révolutionnaires n'ont jamais accepté de devoir renoncer définitivement à l'insurrection armée. Tout au contraire. La plupart attendaient simplement leur heure, parce qu'ils croyaient profondément à la justesse de leur cause, et ne pouvaient donc accepter un statu quo.
Et pourtant les plaidoiries des textes qui suivent sont extrêmement justes et à propos. Il est sûrement vrai que la survie biologique, écologique, et politique de l'humanité est menacée par l'exportation militarisée de la démocratie comme, faut-il le préciser, tout autre objectif idéologique. Il est sûrement vrai que nous n’arriverons jamais au respect des droits de l'homme sans créer des structures mondiales juridiques qui auraient l'autorité de les imposer et de les maintenir. Il est tout aussi vrai que les profits que nous tirons du trafic international des armes représentent un des soutiens les plus importants à l'efflorescence toujours plus grande des armes destructives à travers le monde.
Comment donc réconcilier d'une part les luttes idéologiques – luttes de classe, luttes nationales/ethniques, luttes entre ceux qui tiennent le pouvoir et ceux qui en souffrent et trouvent immoraux les puissants du monde – et d'autre part les exigences liées à l’urgence d'un monde pacifié ? Pouvons-nous le faire ? Il me semble que la seule façon réaliste d’arriver à ces fins est d'en faire une question de temporalité.
Le monde d’aujourd’hui vit une transition entre un système historique qui s'écroule et bifurque– le système-monde capitaliste – et un nouveau système en construction qui est issu des luttes politiques actuelles (toutes aussi violentes) entre ceux qui veulent remplacer le vieux système avec un nouveau aussi mauvais (peut-être même pire), hiérarchique, et polarisé et ceux qui s'acharnent à créer un système relativement démocratique et égalitaire. Cette lutte est incertaine, sans issue claire. Nous ne pouvons pas, par simple volonté intellectuelle, en faire fi. Nous ne pouvons pas non plus refuser de participer à ce processus. Un tel refus serait synonyme d’acquiescement.
 
Néanmoins, cette lutte n'est pas sans rapport avec l'objectif d'un monde pacifié. Pour gagner celle-ci, il nous faut imaginer les structures possibles du nouveau système en devenir. L'élaboration immédiate de ces idées spécifiques, l'effort de les faire advenir par anticipation, font partie de la lutte à plus ou moyenne échéance. Et les débats que de telles idées provoqueraient font partie de l'éducation et de la nécessaire persuasion du plus grand nombre au sujet de l'enjeu de la lutte fondamentale.
Nous n’atteindrons pas rapidement la suppression de l'exportation militarisée des structures que nous souhaitons vertueuses. Il en va de même des Cours mondiales des droits de l'Homme. Le trafic global d'armes ne cessera pas du jour au lendemain. Mais nous pouvons faire d’ores et déjà de ces questions un élément central du débat mondial. Et si nous le menons efficacement, nous contribuerons ainsi à rendre plus probable la création d'un nouveau système-monde plus progressiste, plus juste et plus équilibré.
La lutte à très court terme est toujours une lutte dans laquelle nous n'avons d'autre choix que de soutenir le moindre mal, en choisissant nos cibles avec perspicacité, et en laissant de côté nos hauteurs éthiques. La lutte à court terme, toute souillée soit-elle, en vaut la chandelle si elle propose en même temps un ordre du jour à moyen terme, une clarification du type de monde que nous voudrions construire, un monde qui serait véritablement un monde meilleur. Ce que nous cherchons c'est donc à partager nos efforts socio-politiques entre l'immédiat et le moyen terme, entre la politique quotidienne et l'investissement un peu utopique dans une vision d'un avenir possible.

C’est à l’issue de ce processus que nous saurons si le titre interrogatif de cette introduction peut se transformer en affirmation.
Immanuel Wallerstein*

* Sociologue, directeur émérite du Centre Fernand Braudel et Senior Research Scholar à Yale University.