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Et la vertu sauvera le monde…, Frédéric Lordon, Raisons d’agir, Paris, 2003.


 
Une mesure contre la démesure de la finance : le SLAM !
par Frédéric Lordon

 
NDLR : Cet article est paru dans le Monde diplomatique de février 2007.


Une société est menacée quand l’une de ses puissances, devenue hégémonique, écrase toutes les autres et se les asservit, impose ses réquisits comme les seules priorités effectives et peut tout subordonner à son expansion indéfinie. Certaines sociétés ont connu la domination d’une Eglise, d’autres ont été sous la coupe d’un parti unique, d’autres encore craignent leur armée, plus puissante qu’aucune autre institution. La société capitaliste actuelle, toute démocratique qu’elle s’imagine, expérimente elle aussi le joug d’un groupe surpuissant, affranchi de toute force de rappel, par conséquent prêt à pousser son avantage jusqu’où bon lui semblera. Ce groupe, ignorant des limites et en proie à la démesure, c’est la finance actionnariale.
Le pouvoir et la démesure ne tombent pas du ciel, ils sont inscrits dans des structures. Faire la généalogie de l’hégémonie actionnariale, c’est s’interroger sur les transformations structurelles qui ont libéré l’élan de la puissance financière. De ce point de vue, il suffit d’une carotte géologique sur les deux décennies écoulées pour reconstituer la prise de pouvoir de la finance. Evidemment, il s’agit là d’un exercice d’une autre nature que celui de l’anniversaire insignifiant ou de la commémoration qui fait vendre, dont le journalisme décérébré raffole, lui qui n’ayant rien omis de la démission de M. Jacques Chirac de Matignon (30 ans) ou des voitures en feu (un an), a en revanche soigneusement laissé de côté l’événement le plus structurant de la société française sur le demi-siècle écoulé, à savoir la loi de déréglementation financière de 1986 (20 ans).
Autoriser ainsi les investisseurs internationaux à aller et venir librement, organiser la liquidité du marché boursier, c’est-à-dire la possibilité de vendre instantanément des blocs de titres, donc de quitter le capital d’une entreprise avec la même facilité qu’on l’avait abordé, installe les conditions de ces grands mouvements de capitaux qui vont balayer le marché et in fine faire les cours… c’est-à-dire déterminer la capacité des équipes dirigeantes à résister aux menaces extérieures de la prise de contrôle hostile ! Or c’est bien là que se trouvent les raisons de l’extraordinaire emprise de la finance actionnariale sur les firmes et, surtout, sur leurs dirigeants. Si ne pas être à la hauteur des exigences des actionnaires signifie s’exposer à une désaffection boursière, donc à des baisses de cours qui finiront par rendre l’entreprise “ opéable ”, on comprend sans peine l’empressement fébrile des managers à maintenir le profit à tout prix, puisqu’en bout de course, dans cette affaire, ils ne jouent pas moins que leur tête.
Maillon à la fois faible et fort, le dirigeant de l’entreprise est simultanément le plus sensible aux menaces de la finance dès lors qu’elle a les moyens de le priver de son bonheur de diriger et de ses avantages en nature, bref de toute sa vie, et celui qui détient le pouvoir effectif de mettre toute l’organisation sous tension afin d’en extraire coûte que coûte le profit réclamé par les actionnaires - et de sauver sa place. Sur des charbons ardents, maintenant que ses enjeux existentiels les plus chers sont en cause, on peut compter sur lui pour cravacher “ son ” entreprise et lui faire rendre autant qu’elle le peut. Aussi, du sommet, descendent tout au long de la structure hiérarchique de la firme, et presque sans perte en ligne, les injonctions qui convertissent le désir de la persévérance managériale, lui-même aiguillonné par le désir de l’enrichissement actionnarial, en mobilisation productive intense. Ceci jusqu’au dernier salarié, et même bien au-delà, dans tout le tissu des sous-traitants, chacun étant sommé de faire don de ses gains de productivité, captés, “ remontés ” et agrégés pour nourrir le tribut payé aux actionnaires.
Les structures actuelles du capitalisme financier ont ceci d’inouï qu’elles ont levé presque toute restriction aux élans de conquête et d’accaparement des actionnaires. Quand tombent les barrières institutionnelles et réglementaires qui retenaient les puissances dominantes, celles-ci, logiquement, reprennent leur poussée et explorent à fond les nouvelles marges de manœuvre qui leur ont été concédées, car il est dans la logique de la puissance d’aller au bout de ce qu’elle peut - c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle rencontre un nouvel obstacle qui la force à s’arrêter. Mais ces obstacles n’existent plus, ou si peu. Sans régulation interne ni externe, donc sans limite, le désir de la finance était voué à devenir tyrannique. Nous en sommes là.
On peut se faire une idée assez exacte de cette divergence sans retenue au travers de l’évolution, sur à peine plus d’une décennie, de la contrainte de rentabilité imposée aux entreprises par le capital actionnarial, et de plus en plus agressivement puisqu’il n’y a pas lieu de mettre les formes quand on a tous les moyens d’exiger et d’obtenir. Au tout début des années 1990, une grande banque comme la Banque nationale de Paris (BNP), confrontée à la révolution actionnariale qui s’annonce, avoue un peu piteusement un taux de profit, le ROE1 de 2 % à 3%. L’histoire est là pour attester que cela n’a pas empêché la BNP de prospérer jusqu’ici, mais précisément cette histoire va changer…
A la fin de la décennie, le pli est pris : la “ norme ” actionnariale exige 15% ! Notre BNP, qui en 1999 se bat contre la Société Générale, a fait bien des progrès : elles s’engage maintenant sur un ROE de 18 %. Le milieu de la première décennie 2000 voit des entreprises de moins en moins rares à proposer à leurs actionnaires des ROE de 20 % voire 25 %. En 2006, The Economist s’extasie sur la performance de Goldman Sachs qui aura “ sorti ” un 40 % record2. Bien sûr, même pour The Economist, c’est un résultat exceptionnel et qui ne saurait être généralisé. Mais on a connu l’hebdomadaire libéral plus allant, pourquoi être ainsi timoré ?
En fait la question doit être posée autrement : où sont les forces qui pourraient empêcher la finance actionnariale de faire du record d’aujourd’hui la norme de demain ? Comme, pour l’heure, la réponse est nulle part, on se demande bien pourquoi elle se retiendrait. Certaines entreprises l’ont parfaitement compris. Alors que le critère de maintien d’un site en activité a longtemps été qu’il ne fût pas déficitaire, Nestlé n’a pas hésité en 2005 à fermer son usine de Saint-Menet au motif qu’elle ne dégageait qu’un taux de profit de 9 %3 quand la norme du groupe, évidemment calquée sur les desiderata des actionnaires, exige au minimum 13 %...
Sauf à la laisser maltraiter le salariat à des degrés encore inconnus, mais qu’elle ne manquera pas d’explorer, la finance doit impérativement être arraisonnée. La démesure est la tendance de la puissance laissée à elle-même, c’est pourquoi la mesure doit toujours lui être appliquée du dehors. Le problème n’est pas simple car, des principales structures d’où la finance tire sa domination, la liberté de circulation des capitaux est sanctuarisée par les traités de l’Union européenne - fugitive pensée rétrospective pour les dévots en train de psalmodier : “ l’Europe, bouclier contre la mondialisation ”… Certes, les seuls combats politiques perdus sont ceux qu’on n’a pas menés, et l’on pourrait très bien imaginer lancer celui de la révision anti-financière des traités. On pourrait aussi avoir l’envie d’une solution moins improbable - la Grande-Bretagne se ralliant à une mesure contre la finance… - et moins lointaine. A défaut donc de mettre à bas les structures actuelles, protégées par le droit des traités et la politique de l’Union, il faut songer à leur en opposer de nouvelles, envisageables si possible, au moins pour commencer, à la seule échelle nationale.
Mettre une limite au désir sans limite de la finance suppose alors de borner réglementairement et autoritairement son profit, seul moyen de lui ôter toute incitation à pressurer les entreprises, leurs salariés et leurs sous-traitants, en créant donc les conditions qui rendent la sur-exploitation sans objet. “ Réglementaire ” et “ autoritaire ” étant les deux gros mots absolus aux yeux de l’idéologie libérale, qui offre aux puissances dominantes tous les moyens de maltraiter, mais “ libéralement ”, il ne faut pas hésiter à les employer ni à les articuler bien distinctement pour signifier que nous avons compris la nature du capitalisme comme arène de puissances, et non comme paisible lieu de rencontre des offres et demandes, et que nous sommes décidés à en tirer toutes les conséquences pratiques. A la force, il faut opposer la force, à celle du capital, celle de la loi - la seule à notre disposition.
C’est l’instrument du fisc qui se chargera de guillotiner le profit du capital actionnarial - qu’il se rassure, nous lui en laisserons un peu, et aussi la tête sur les épaules. Lui en laisser un peu n’est pas autre chose qu’en revenir à la norme économique rustique qui veut que le capital se rémunère grosso modo à la hauteur du taux d’intérêt. Des 10, 15, puis 20 % réclamés aux 3% qui font les taux d’intérêt actuels, il y a l’exacte mesure de la dérive financière à rembobiner.
Comme les guillotines fiscales ne font pas rouler de vraies têtes, on peut s’en servir en s’amusant un peu. Car, en l’occurrence, l’instrument tranchant pourrait être construit selon un plan emprunté… à la finance elle-même - mais évidemment quelque peu détourné de ses finalités originelles. Parmi les innombrables trouvailles du très prolifique discours de “ la valeur actionnariale ”, l’EVA (Economic Value Added) s’est attachée à réviser la notion usuelle de profit net comptable qui ne lui paraissait pas assez juteuse en l’état. Le “ vrai ” profit, dit l’EVA, c’est-à-dire celui qui fait sens du point de vue actionnarial, n’est pas le profit “ habituel ”, la différence simple des recettes et des dépenses. Car ce calcul là oublie en cours de route un “ coût caché ”, injustement passé inaperçu, et que la doctrine de l’EVA porte enfin au jour : le coût du service méritoire en quoi a consisté l’apport des capitaux propres par les actionnaires (lire encadré XX).
Ce “ coût du capital ”, l’EVA suggère de le calculer comme somme du taux d’intérêt de l’actif sans risque (généralement les bons du Trésor à 3 mois) plus une prime de risque spécifique. L’EVA a donc le culot de rebaptiser “ valeur économique ajoutée ” le surprofit - celui qui reste une fois qu’on a tout enlevé, y compris ce “ coût du capital ” - et n’hésite pas à déclarer qu’une entreprise n’est “ vraiment profitable ” que lorsque ce surprofit est lui-même positif. Mais elle a aussi, quoique très inintentionnellement, le bon goût de faire revenir dans le paysage une référence quantitative intéressante, puisqu’elle est effectivement située dans l’orbite des taux d’intérêt : la somme du taux de l’actif sans risque et d’une prime, voilà qui nous met par les temps qui courent autour de 5 % ou 6 % - c’est déjà plus raisonnable que les 20% en vigueur pour le ROE.
Evidemment, pour l’EVA, cette référence ne fait pas norme en soi, tout au contraire : elle définit simplement le minimum minimorum en deçà duquel une entreprise, quand bien même elle fait des bénéfices au sens comptable du terme, ne peut pas encore être dite profitable. Le “ vrai profit ” n’est compté qu’à partir de ce seuil, et bien sûr, on l’encourage à être aussi élevé que possible…
Retourner contre la finance actionnariale ses propres armes, c’est alors faire subir à l’EVA un double détournement. En premier lieu, ce qu’elle considère comme un plancher, il faut en faire un plafond ! - et désigner par là l’azimut général du retour dans l’orbite des taux d’intérêt (à une prime de risque près). Mais surtout, là où l’EVA n’est en fait conçue que comme un nouvel indicateur comptable, c’est-à-dire comme un critère de performance imposé aux entreprises, il faut en faire une norme bornant la rémunération actionnariale effective (lire encadré XX).
Or cette rémunération est constituée de trois éléments. Les deux premiers correspondent à des débours effectifs des entreprises, qui rémunèrent les actionnaires par le versement de dividendes, mais aussi désormais - grande trouvaille du capitalisme actionnarial - au moyen de “ buy-backs ”, opération consistant en le rachat par l’entreprise de ses propres actions. Gaver l’actionnaire de liquidités, voilà encore le moyen le plus direct de le cajoler. Mais l’expédient prend des proportions telles qu’il tourne au parasitisme à grande échelle. Les gâteries faites aux actionnaires détournent ainsi des sommes croissantes d’usages alternatifs tels que l’investissement productif ou la recherche et le développement (R&D) - on ose à peine évoquer le maintien de l’emploi ou l’augmentation des salaires - en même temps qu’elle donne une illustration supplémentaire du pouvoir acquis par le capital actionnarial, mesuré ici par sa capacité à pomper impunément la richesse de l’entreprise.
Quel est le premier geste auquel pense l’équipe dirigeante d’Arcelor pour sauver sa tête de l’OPA lancée par Mittal ? Gratifier les actionnaires, qui tiennent en main son destin au bout de leur ordre de Bourse, d’un grassouillet buy-back de 5 milliards d’euros - on serait presque tenté de convertir en francs (33 milliards) pour mieux faire apprécier l’énormité des montants en jeu, et imaginer ce qu’on aurait pu en faire autrement...
Il reste une dernière composante de la rémunération actionnariale effective, et pas la moindre : les plus-values. Hors les divers moyens de soutirer directement à l’entreprise sa substance, l’actionnaire peut y gagner sur le marché par le jeu spéculatif des achats et reventes. Ainsi sa rémunération globale agrège-t-elle, dans des proportions variables selon les années, les produits du prélèvement tributaire direct (dividendes et buy-backs) et les plus-values boursières. On nomme TSR (Total Shareholder Return) cette rémunération actionnariale effective globale rapportée au capital-actions investi. C’est au TSR qu’il faut s’en prendre. C’est lui qu’il faut ratiboiser pour convaincre les actionnaires qu’une fois un certain seuil atteint, il est inutile de pressurer davantage l’entreprise pour obtenir d’elle “ plus encore et indéfiniment ”, car tout l’excès désormais tombera, par voie de couperet fiscal, dans la poche de l’Etat.
Où fixer ce seuil ? Précisément au niveau indiqué, à son corps défendant, par la théorie de l’EVA elle-même, soit le taux d’intérêt (de l’actif sans risque) plus un petit quelque chose (la prime de risque). Sur cette base, comment faire le calcul fiscal ? La question n’est pas simple, car des plus-values sont réalisées chaque jour de l’année, alors que les transferts par dividendes et buy-back ne sont connus qu’en fin de période. Il va donc falloir établir quelques conventions à l’esthétique incertaine pour les théoriciens purs de la finance. Ainsi, on peut retenir comme référence le montant total des transferts de liquidité - dividendes plus buy-backs - effectués l’année précédente par l’entreprise. A chaque cession boursière réalisée par un actionnaire, il lui est imputé une part T de ces transferts au prorata du nombre des titres concernés par l’opération. Ce montant T est ajouté à la plus-value réalisée, PV, et l’ensemble est rapporté à la valeur initiale des titres vendus, ratio qui donne la rentabilité actionnariale effective - le TSR - de l’opération. Tout ce qui excède le seuil bornant réglementairement le TSR fait alors l’objet d’un prélèvement obligatoire (lire encadré XXX). A l’aune des lois fiscales actuelles, c’est simple, coupant, et de bon goût.
Il reste une question à trancher, à la fois très superficielle et très importante : quel nom donner à ce raccourcisseur de prétention actionnariale ? Pourquoi pas SLAM, comme Shareholder Limited Authorized Margin (ou Marge actionnariale limite autorisée) ? On aurait pu préférer VLAN, l’équivalent français, qui saisit bien l’esprit de la chose, mais l’acronyme était plus difficile à construire. Et puis la finance se pique de ne parler qu’anglais, langue des affaires, par là réputée moderne ; donc on lui en donne. Il y a aussi qu’arraisonner la finance est un combat politique à portée évidemment internationale. Rien n’est plus souhaitable que le plus grand nombre s’empare de l’idée, pour se l’approprier, la décortiquer, trouver ses défauts présents, y remédier, pourquoi pas la rendre encore plus méchante ; bref le code du SLAM est immédiatement en open source, sa vraie place est dans le domaine public.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’internationalisation de la proposition répond à des intentions essentiellement politiques, et secondairement “ techniques ”. Qu’on n’aille, en particulier, pas y voir l’anticipation d’un projet qui devrait être “ nécessairement international ” pour venir à bout de la prévisible objection, jadis opposée à la taxe Tobin, qu’un dispositif de cette nature ferait “ immédiatement fuir les capitaux hors de France ”. Qu’ils fuient, ma foi c’est bien possible, quoique dans une mesure qu’il ne faut sûrement pas s’exagérer. Que ce soit un problème réel, c’est déjà beaucoup plus contestable. Il est temps en effet d’indiquer la portée véritable des “ bienfaits ” de la Bourse au chœur des amis des marchés financiers qui ne cesse de répéter que “ sans elle, pas de financement ”. Car, à supposer même qu’on mette de côté la somme extravagante des nuisances en tout genre infligées aux entreprises par la tutelle actionnariale, la thèse de la “ Bourse-qui-finance-l’entreprise ” est tombée depuis belle lurette dans le domaine des contrevérités patentées.
Evidemment pour s’en apercevoir, il faut avoir l’idée de mettre les apports de fonds propres en regard de tout ce que, par ailleurs, le chancre actionnarial ne manque pas de prélever. Tous calculs faits, il est apparu que dans le cas des Etats-Unis, paradis de la finance s’il en est, les prélèvements de dividendes et de buy-backs sont devenus supérieurs aux injections de capitaux frais, de sorte que la contribution nette des marchés d’actions au financement des entreprises est maintenant… négative ! Les marchés boursiers européens, qui n’en sont pas encore tout à fait là en prennent le chemin, et leur contribution financière devient d’une minceur tendancielle. Si de la finance actionnariale ne reste plus que la nuisance tutélaire - sans le capital ! -, on aurait tort de redouter quoi que ce soit de grave à se passer de ses “ services ”.
La Bourse et les investisseurs qui s’y ébattent s’amusent bien moins des émissions nouvelles - les véritables opérations de financement - que des étourdissantes opérations sur le marché secondaire où, si des liquidités s’investissent, elles ne font qu’alimenter l’improductive inflation des cours. La communauté financière qui n’a que l’exigence du rendement à la bouche devrait s’interroger sur le sien propre, désormais tombé à des niveaux misérables.
Il faudrait cependant être bien prétentieux pour estimer tenir là le dispositif en sa forme achevée, au dessus de toute objection, la botte sans parade. L’imagination des professionnels de la finance est sans doute une qualité qu’on peut leur reconnaître sans hésiter, et proverbial est leur goût ludique des stratégies de contournement. Mais un dispositif partiellement contourné vaut mieux que pas de dispositif du tout. Et si l’idée est encore imparfaite, si des objections plus convaincantes que les jérémiades à base de “ fuite des capitaux ” se font connaître, qu’à cela ne tienne : parmi tous les spécialistes potentiellement concernés par cette affaire, il s’en trouvera bien quelques-uns qui, ayant d’autres projets que de contribuer à la célébration de l’état actuel des choses, voudront apporter leur savoir à sa transformation.
Plus encore que des économistes, c’est de juristes et de fiscalistes qu’il faudrait le concours. Comment imposer les grands investisseurs internationaux - essentiellement anglo-saxons - opérant sur le marché français, mais taxables chez eux ? Est-il envisageable de prélever au niveau des intermédiaires de droit français qui passent leurs ordres ? Car on se doute bien que pour être tant soit peu pertinent, le SLAM doit en priorité atteindre les grands concentrateurs de l’épargne collective, fonds de pension et fonds mutuels, vrais détenteurs de la force de frappe financière. Il faudra sans doute répondre à beaucoup de questions de ce genre et, la simplicité de son principe n’excluant pas la complexité de sa mise en œuvre, l’idée du SLAM est moins un slogan ready-made qu’un programme de travail collectif.
D’un point de vue politique enfin - et c’est l’essentiel -, l’idée vaut moins pour ses caractéristiques techniques que pour ses propriétés d’entraînement. A supposer qu’on lui trouve tous les défauts de “ plomberie ” du monde, il lui reste la vertu de signifier que la puissance actionnariale à qui, non pas la société, mais une poignée d’élites partagées entre aveuglement et intéressement, a décidé de lâcher toute bride, finira un jour par rencontrer sur son chemin une puissance opposée, décidée à l’arrêter. A tous, et particulièrement à ces élites inconscientes, il faut souhaiter que ce coup d’arrêt soit donné le plus proprement possible.
Car à force de violenter le corps social sans limite, puisqu’elle n’en connaît aucune elle-même, et que tous ceux qui étaient chargés de la tenir l’ont lâchée en poussant des hourrahs, la puissance actionnariale pourrait aussi un jour essuyer quelques retours de manivelle, mais moins gentils que le SLAM. La promenade dans le quartier des banques de Buenos-Aires offre, après le crack économique de 2001, le spectacle édifiant des impacts de balles et des traces de barre de fer sur les portes blindées - comprendre : il est des seuils de spoliation au-delà desquels la population est très en colère4.
Ces seuils, il n’est souhaitable pour personne de les atteindre. Puisqu’il n’y a pas grand-chose à espérer des ravis de gauche et de droite qui se succèdent indifféremment aux affaires avec des projets trop semblables - comme celui de faire voter une Constitution européenne célébrant dans la partie “ droits fondamentaux ” la libre circulation des capitaux - le mouvement doit venir d’ailleurs. Une idée telle que le SLAM, toute imparfaite qu’elle soit, est l’expression d’une analyse simple - le problème d’aujourd’hui, c’est la finance -, et d’un avertissement : “ SLAM ” c’est aussi le bruit de la porte qu’on se décide à claquer au nez des pénibles.


ENCADRE 1. Taux de profit et ROE

La comptabilité offre divers indicateurs de “ profit ”. Le plus immédiat, mais aussi le plus fruste, est le “ profit net comptable ”, à savoir ce qui reste des recettes une fois déduites toutes les dépenses.
Un indicateur déjà moins grossier est le taux de profit, ou encore taux de rendement (ou de rentabilité) du capital, à savoir le profit divisé par le capital total investi. Une entreprise qui dégage 5 de profit pour 100 de capital engagé livre un taux de profit de 5 %. Eût-elle dégagé le même profit (5) mais en ne nécessitant que 50 de capital seulement, son taux de rendement du capital aurait été de 10 % (5/50), c’est mieux !
On peut faire plus fin encore, en construisant un indicateur de profit pertinent du point de vue particulier des actionnaires. Car tout le capital investi ne vient pas d’eux. Une partie peut avoir été obtenue par recours à l’endettement. Le ROE est le taux de rentabilité qui divise le profit par les seuls capitaux apportés par les actionnaires (dits “ capitaux propres ”). Si le profit est 5 pour 100 de capitaux engagés, mais que ceux-ci se décomposent en 50 de dettes et 50 de capitaux propres, là où le taux de profit est 5 % (5/100), le ROE est lui de 10 % (5/50).

ENCADRE 2. Les deux visages de la contrainte actionnariale

L’emprise de la finance actionnariale sur les firmes se manifeste de deux façons qu’il convient de distinguer.
Elle apparaît d’abord comme une contrainte de performance qui s’impose aux entreprises. Cette contrainte s’exprime dans la redéfinition, conformément au point de vue actionnarial, des divers indicateurs de profitabilité des firmes : par exemple, non plus le profit comptable “ classique ” mais l’EVA (qui est un surprofit), non plus le taux de profit mais le ROE (voir encadré 1).
Par ailleurs le capital actionnarial s’octroie une rémunération effective qui agrège trois éléments. Les deux premiers pèsent sur l’entreprise puisqu’ils proviennent de prélèvements directement opérés sur sa richesse : ainsi les dividendes et les buy-backs (par lesquels les entreprises rachètent leurs propres titres à leurs actionnaires, évidemment contre liquidité). Le troisième, les plus-values, vient, non pas de l’entreprise mais du marché financier, lieu de la revente spéculative des actions. Ce troisième élément établit une connexion entre rémunération actionnariale et contrainte de performance puisque les améliorations de performance sont recherchées précisément pour pousser les cours boursiers à la hausse et accroître les plus-values.

ENCADRE 3. Un exemple de calcul du SLAM

Soit une entreprise dont le capital est constitué de 10 000 titres en circulation. Un actionnaire, qui en détenait 1 %, soit 100 titres, achetés à 1 euro, les a revendus 1.10 euros. Sa plus-value (PV) sur les cent titres est de 10 euros.
Si l’entreprise a versé l’année précédente à ses actionnaires un total de 500 euros en dividendes et buy-back, il est imputé à notre actionnaire une part de 1 %, soit 5 euros.
Son TSR “ taxable ” (sur la plus value, le dividende et le buy back) est donc (10+5)/100, soit 15 %. Si le seuil légal de rentabilité actionnariale autorisée (taux d’intérêt + prime de risque) est, par exemple, de 6 %, les 9 % de différence sont intégralement prélevés.
La taxe de SLAM est donc de 9 euros. Et le taux de rentabilité perçu par cet actionnaire est effectivement ramené de 15 % à 6 %.
Frédéric Lordon

* Economiste, chercheur au CNRS, auteur de Et la vertu sauvera le monde…, Raisons d’agir, Paris, 2003.