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>> Politique internationale et enjeux planétaires >> Un monde solidaire et durable >> Comment enfin imposer une annulation sans condition de la dette des pays pauvres
A lire aussi dans l'Autre Campagne

LIENS UTILES
CADTM
Observatoire international de la dette
Plate-forme dette et développement
FMI
Banque mondiale

LIVRES
Damien Millet L’Afrique sans dette, CADTM/Syllepse, 2005
Damien Millet Dette odieuse (bande dessinée), CADTM/Syllepse, 2006
Joseph Stiglitz La grande désillusion, Fayard, 2002
Eric Toussaint Banque mondiale : le coup d’Etat permanent, CADTM/Syllepse/Cetim, 2006
Jean Ziegler, L’empire de la honte, Fayard, 2005


 
Pour l’annulation sans conditions de la dette
par Damien Millet* et Eric Toussaint**

 
Loin d’être un mécanisme financier politiquement neutre, la dette est aujourd’hui un redoutable instrument de domination des populations du Sud et de captation des richesses qu’elles produisent. Une mise en perspective permet de mieux comprendre son rôle central dans l’économie mondialisée.

Dans les années 1960-70, l’endettement du tiers-monde explose sous l’action combinée de trois acteurs. Les banques occidentales, qui regorgent de liquidités (eurodollars, puis pétrodollars après le choc pétrolier de 1973), incitent les pays du Sud à emprunter grâce à des taux d’intérêt bas et à de rondelettes commissions pour les potentats locaux. A partir de la récession mondiale de 1973-75, les États du Nord augmentent radicalement leurs prêts aux pays du Sud à condition qu’ils achètent les marchandises du pays prêteur. Enfin, la Banque mondiale s’attache à contrecarrer l’influence soviétique et les velléités révolutionnaires dans le tiers-monde, en soutenant les alliés stratégiques des États-Unis (souvent des dictatures comme au Zaïre, en Indonésie, aux Philippines, au Chili, au Brésil, en Argentine, etc.).

Pour se procurer les devises nécessaires aux remboursements, les pays du Sud privilégient les cultures d’exportation (café, cacao, coton, sucre, banane, caoutchouc, etc.) et réduisent les cultures vivrières. Ils exportent pétrole et minerais en épuisant à un rythme accéléré leurs ressources naturelles. Ces produits deviennent vite surabondants et les cours s’effondrent dans les années 1980. Simultanément, les Etats-Unis augmentent brutalement leurs taux d’intérêts, ce qui provoque le triplement des intérêts à rembourser. Les pays endettés sont étranglés financièrement.

Quand la crise de la dette éclate en 1982, les créanciers se réfugient derrière le Fonds monétaire international (FMI) qui consent à prêter aux pays surendettés à condition qu’ils appliquent des programmes d’ajustement structurel : suppression des subventions aux produits de base, privatisations, fiscalité aggravant les inégalités, réduction des budgets sociaux, abandon des contrôles sur les mouvements de capitaux. Les politiques sont désormais dictées par les grandes puissances suivant leurs intérêts financiers et géostratégiques[1].

Depuis 1970, les pays en développement ont remboursé l’équivalent de 85 fois leur dette de cette année-là, mais ils doivent aujourd’hui 40 fois plus. La dette ponctionne les richesses du tiers-monde pour les envoyer vers les riches créanciers du Nord, les élites du Sud prélevant leur commission au passage. Entre 1999 et 2004, le Sud a remboursé en moyenne 81 milliards de dollars par an de plus que ce qu’il a reçu en nouveaux prêts. Or le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime que cette somme serait suffisante pour garantir aux populations en 10 ans l’accès universel à l’éducation primaire, aux soins de santé de base, à l’eau potable et à une alimentation décente. Obstacle essentiel à la satisfaction des besoins humains fondamentaux, la dette est profondément immorale. Sans compter qu’elle est aussi largement odieuse car souvent contractée par des régimes autoritaires et corrompus.

Les initiatives médiatiques actuelles de la part des institutions internationales ne règlent en rien le problème de la dette car elles se contentent d’écrémer la partie supérieure, considérée comme insoutenable, sans toucher au mécanisme lui-même. Or la dette est l’instrument d’une nouvelle forme d’esclavage qu’il est vain de vouloir amender ou humaniser : la seule réponse possible à un esclavage est la revendication de son abolition. Une telle abolition ne saurait être partielle ou soumise à des conditions dictées par ceux-là mêmes qui profitent de cet esclavage. L’argument de la corruption des élites du Sud pour s’y opposer ne tient pas : la corruption et la pauvreté prospèrent justement sur le terreau de la dette, chacun des trois renforçant les deux autres. Afin de changer réellement de cap, l’annulation totale et inconditionnelle de la dette extérieure publique du tiers-monde et l’abandon des politiques d’ajustement structurel imposées aux pays du Sud sont indispensables. Cette annulation doit se prolonger par la constitution de fonds de développement nationaux démocratiquement contrôlés par les populations locales et alimentés par différentes mesures (expropriation des biens mal acquis par les élites des pays en développement et rétrocession aux peuples, taxe sur la spéculation financière et les bénéfices des transnationales, impôt mondial exceptionnel sur les grosses fortunes, etc.).

En France, le problème de la dette publique est fréquemment mis en avant pour justifier des réformes économiques impopulaires. En 2005, le rapport Pébereau a révélé que la dette publique française dépasse 1 100 milliards d'euros et appelé à « rompre avec la facilité de la dette publique ». Tous les pays riches ont une dette publique gigantesque : 6 800 milliards d’euros pour les Etats-Unis, 6 500 milliards d’euros pour le Japon, au moins autant pour l’Union européenne. La dette est donc au cœur du modèle économique actuel, impliquant un transfert important de richesses des populations laborieuses vers les classes dominantes. Les décisions, notamment d’ordre fiscal, sont savamment orchestrées : austérité et rigueur au Nord, ajustement structurel au Sud...

Dans ce contexte, nous proposons qu’un nouveau gouvernement français réalise un audit complet des créances détenues par la France envers les pays en développement, afin de déterminer l’utilisation réelle – largement odieuse – des fonds prêtés. Un tel audit devra déboucher sur l’annulation totale et inconditionnelle de ces créances et sur la création par la France d’un fonds destiné à verser des réparations pour les peuples affectés par cinq siècles de pillage et de colonisation. Ensuite, la France annoncera qu’elle quitte le FMI, la Banque mondiale et le groupe de 19 pays créanciers regroupés au sein du Club de Paris[2], enclenchant alors l’émergence d’une nouvelle architecture financière internationale axée sur de nouvelles institutions dont les missions seront enfin centrées sur la garantie des droits humains fondamentaux.

Damien Millet* et Eric Toussaint**

* Président du CADTM France (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org), auteur de L’Afrique sans dette, CADTM/Syllepse, 2005 et co-auteur de la bande dessinée Dette odieuse, CADTM/Syllepse, 2006.
** Président du CADTM Belgique, auteur de Banque mondiale : le coup d’Etat permanent, CADTM/Syllepse/Cetim, 2006.

[1] Pour plus de détails, voir Millet Damien, Toussaint Eric, 50 questions 50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, CADTM/Syllepse, 2003.
[2] Voir Millet Damien, Toussaint Eric, « Des créanciers discrets, unis et tout puissants », in Le Monde diplomatique, juin 2006 et le dossier sur le site du CADTM.