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La main à la pâte

LIVRES
Stella Baruk, Si 7=0. Quelles mathématiques pour l'école ?, Odile Jacob-poches, Paris, août 2006.


 
De nouvelles pratiques pédagogiques pour lutter contre l'exclusion scolaire ?
par Bertrand Ogilvie*

 
Le système scolaire français, à tous les niveaux, dans son esprit comme dans son organisation, présente des particularités bien connues (mais dont la portée est généralement mal identifiée) qui constituent à la fois un intérêt majeur du point de vue de la politique intérieure et un handicap du point de vue de l’évolution de cette même politique ainsi que de sa confrontation nécessaire aux autres systèmes éducatifs européens et au-delà. Ces trois aspects ne peuvent être traités séparément parce qu’ils constituent une configuration dont le fonctionnement et, peut-on dire, la raison d’être, résident dans une profonde ambivalence : les mêmes caractéristiques, selon l’angle sous lequel on les envisage, sont toujours à la fois des obstacles et des points d’appui.
Depuis son « invention » en 1789, et surtout depuis le développement de son régime de croisière depuis 1880, l’École française a globalement assumé deux tâches : la transmission d’un savoir et la formation d’une identité, en d’autres termes une mission pédagogique et une mission politique. Toutefois ces deux objectifs n’ont jamais été simplement « conjoints », ou associés, mais articulés de manière très complexe dans la triple forme d’une hiérarchisation, d’une pluralisation et d’une naturalisation. La hiérarchisation signifie que c’est sous le couvert d’un enseignement que s’est opéré une construction identitaire (être français) ; la pluralisation s’est réalisée dans un ensemble de procédures différenciées selon les couches sociales et destinées à les reproduire à peu près à l’identique (aussi faut-il plutôt dire que l’École transmet des savoirs et forme des identités : être un certain type de français, doté d’un certain type d’aptitudes) ; enfin la naturalisation a donné à ce dispositif d’ensemble la tonalité d’une apparente égalité de traitement, d’une neutralité et d’une pseudo-évidence appuyée sur une psychologie ad hoc et une morale du travail.
Cet ensemble de dispositions fait de l’École un monde fermé, socialement et psychologiquement pathogène, inaccessible à toute transformation et source unique des valeurs reconnues dans l’existence sociale ultérieure (la sacralisation des diplômes en est un symptôme parmi d’autres). Cette clôture affecte tout autant les enfants dès leur plus jeune âge et jusqu’à la fin de leurs études que les enseignants (et dans leur cas, jusqu’à la fin de leurs jours). Le fait que les évolutions contemporaines, très profondes tant dans le domaine de la vie sociale que de l’organisation du travail, démentent de plus en plus la pertinence de ces critères de fonctionnement et de ces valeurs à usage exclusivement internes est l’une des sources majeures de la crise que vivent cette institution et ses membres.
On peut dire, pour résumer, que l’École française, bien loin d’être une institution « technique » (dont la théorie serait la « pédagogie ») destinée à mettre les générations montantes en possession de connaissances ou de compétences (on ne peut s’étendre ici sur cette distinction pourtant capitale), est au contraire une institution idéologico-politique de formation d’identités hiérarchisées en classes qui utilise la transmission, l’enseignement comme alibi ou masque de cette opération de reproduction, mais qui, en même temps, ne pouvant se passer de ce masque, effectue réellement, pour une part, cette transmission. Telle est son ambivalence profonde qu’elle ne peut, pour atteindre ses objectifs, que mettre en œuvre des procédures qui tendent sans cesse en même temps à les contrecarrer. Tel est cet empilement remarquable de tâches qui, se gênant et s’empêchant les unes les autres, interdit absolument à l’École de pouvoir se réformer pour se donner d’autres objectifs. On sait que l’École française, lieu de réforme permanente, est en même temps le lieu de leur annulation permanente, rien d’autre ne comptant fondamentalement que l’objectif politico-idéologique que lui a assigné la République qui en a fait l’un de ses piliers. Quel est cet objectif ? On peut le formuler de manière très simple : l’École a pour objectif de produire de l’échec scolaire (pour être complet, il faut ajouter : ainsi qu’un pourcentage modeste de réussite scolaire), et ceci de telle manière que cet échec n’apparaisse pas comme le résultat de l’institution elle-même mais comme la conséquence des « défauts comportementaux » (psychologiques et moraux) de ceux qui la fréquentent (les élèves et les étudiants). Magnifique machine d’invisibilisation de la production-clef de tout État, celle de l’obéissance et de l’acceptation des hiérarchies sociales (dans les autres pays d’Europe, ainsi qu’aux Etats-Unis, cet objectif est atteint par de tout autres moyens qui ne passent pas par la scolarisation mais par la permanence d’une idéologie religieuse comme ciment de la vie sociale : on ne peut développer ici ce point). Inutile de s’étendre plus longtemps sur ce qu’on peut bien appeler un secret de polichinelle qui a la structure de la lettre volée d’Edgar Poe : sous les yeux de tous, nul ne veut vraiment le voir. On comprend à partir de là le vice de forme de l’entreprise traditionnelle qui s’efforce de trouver les moyens de « réduire l’échec scolaire » : autant vouloir demander à l’École d’être le contraire de ce qu’elle est.
Et pourtant, en vertu de l’ambivalence indiquée précédemment, il existe, tout aussi indubitablement, des moyens de dérégler ce fonctionnement qui comporte en lui-même les germes de sa contradiction (notamment à travers l’existence d’une instruction à dimension « critique »). On aboutit à ce paradoxe que l’École, intransformable pour les raisons susdites, est en même temps assez facile à déformer. On peut indiquer brièvement quelques facteurs de déformation possibles. Ils reposent en grande partie sur des changements de mentalité plus que sur des accroissements de moyens (on ira donc ici à contre courant du discours syndical traditionnel).
Le point central auquel il faut toucher (mais c’est le plus difficile à faire admettre) consiste dans la question de l’évaluation. Il ne s’agit pas de ne plus évaluer, mais d’évaluer des choses et non des personnes. Déconnecter la transmission des connaissances de la formation des identités (acte simple qui peut se produire à tout instant, tous les jours dans toutes les classes), se donner pour objectif de produire des connaissances et non pas des types de personnes, c’est donner par exemple à tout élève l’occasion de refaire autant qu’il lui est nécessaire le parcours d’assimilation jusqu’à ce que celui-ci se concrétise dans une réalité conforme à l’objectif préalablement défini (un travail écrit, oral, manifestant la maîtrise de la discipline concernée à un moment donné). Tant que cet objectif n’est pas atteint, aucune évaluation n’a lieu d’être (à moins de se vouloir explicitement la stigmatisation d’une « lenteur », d’un « retard », d’une « inaptitude », bref d’une classification et d’une exclusion : nous sortons alors d’une logique d’enseignement pour entrer clairement dans une logique politique). Cette « attitude » (qui ne coûte, en un sens, rien ou peu !) entraîne évidemment, de proche en proche, d’innombrables conséquences de tous ordres. Remise en cause de la loi canonique et pourtant aberrante d’un cursus organisé en fonction des « classes d’âge ». Changement de paradigme pour penser le travail scolaire non plus comme un travail sur soi, mais comme un travail sur une matière, et donc ouverture sur les modèles réglant le travail social normal (rappelons que Marx était fermement opposé à l’obligation scolaire en institution spécialisée, au profit d’une formation, pas seulement technique mais aussi spéculative et littéraire, liée au monde du travail). Réflexion sérieuse sur les inconvénients de l’obligation scolaire dans sa rigidité actuelle et inversement sur la salutaire organisation d’une formation permanente universelle tout au long de la vie. Abandon des débats stériles autour du pédagogisme pour une pratique résolument « non-pédagogique » ou « a-pédagogique » de l’enseignement : ce qu’on a pu appeler (le terme pose évidemment de nombreux problèmes) la « méthode naturelle » dans le domaine de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, permettant de renoncer au dogme politique élitiste (récemment repris par plusieurs ministres de l’Éducation Nationale) de l’apprentissage alphabétique ou syllabique, vaut à tous les niveaux et dans toutes les disciplines. L’apprentissage d’un vrai langage écrit et la lecture de vrais livres permet d’écarter ces objets tératologiques que sont les manuels scolaires ; dans le domaine des sciences notamment, l’intérêt tourné vers les sciences en train de se faire et non vers ces états morts du savoir scientifique que Bachelard dénonçait déjà, permettrait une véritable « libération » de ces disciplines (mathématiques, physiques, etc.) aujourd’hui honteusement asservies en instrument de sélection des personnes, pour donner une impulsion nouvelle à ces outils de compréhension du monde naturel et technique contemporain (voir les initiatives remarquables du réseau « La main à la pâte »).
Certes une telle « révolution culturelle » aurait pour effet, et ce n’est pas le moindre, de remettre entièrement entre les mains des « politiques » la tâche désormais abandonnée par l’École, celle de la stigmatisation, source de servitude volontaire. L’identité que continuerait à conférer cette institution à ses membres serait celle de citoyens égaux en droits malgré leurs différences de rythme et de style d’appropriation des savoirs. Il resterait à inventer d’authentiques procédures d’intégration sociale, qui ne serait plus masquées par des manipulations « pédagogiques » mais qui apparaîtraient ouvertement pour ce qu’elles sont : des choix politiques.

Bertrand Ogilvie*

* Psychanalyste et philosophe, université de Paris X Nanterre.



Réaction(s) à cet article
12 oui, l'ecole reproduit la structure de la societe par alix
le lundi 07 mai 2007 à 12:12
J'ai bien aimé cet article décapant et j'approuve l'analyse qui a été faite d'un mélange entre les rôles de transmission de savoirs et de formatage des éleves à la société. Comme enseignante je souhaite temoigner de ce que je constate dans mon lycee :
1) l'ecole reproduit a l'identique la structure sociale. Les enfants de riches, qui peuvent... [ lire la suite ]
11 réponse certes rapide mais qui va un peu au fond par sabatino
le lundi 12 mars 2007 à 21:09
j'aimerais juste rapppeler à M Delpuech que certes les professeurs qui enseignent et ceux qui sanctionnent sont les mêmes, mais le deuxième acte est commis dans l'anonymat au baccalauréat, donc ce qui est dit est non valide : plus tard, à l'université, là où il n'y plus d'anonymat, les étudiants sont dans une position plus fragile, plus captive.... [ lire la suite ]
10 Petit élément de réflexion par Eric Bonneau
le mardi 06 février 2007 à 20:08
Je viens de coordonner un concours d'écriture d'articles de type journalistique ouvert à des élèves de 3ème PVP. Il leur fallait expliquer pourquoi ils avaient choisi cette orientation. Sur deux cents articles reçus, la totlité ou presque exprime fortement la souffrance quotidienne qui fut leur face à l'échec scolaire, ils dépeignent comment leur... [ lire la suite ]
9 Merci pour la réponse ! par colombani
le samedi 27 janvier 2007 à 10:10
A défaut de fonctionner comme une bibliothèque, j'aimerais en tout cas déjà que l'école fonctionne en relation plus étroite avec les bibliothéques.

Je lisais dans le livre d'AM Bertrand qu'aujourd'hui encore, seulement une école primaire sur quatre était équipée d'une BCD (Bibliothèque et Centre de Documentation) dont l'animation dépend, de... [ lire la suite ]
8 Réponse de l'auteur
De nouvelles pratiques pédagogiques pour lutter contre l'exclusion scolaire ? (Suite...) par Bertrand Ogilvie
le jeudi 25 janvier 2007 à 15:03
Réaction rapide aux premiers éléments de discussion (rapides pour des raisons conjoncturelles, je suis en déplacement, je reviendrai volontiers plus longuement sur ces questions très importantes), pour ne pas laisser trop longtemps le débat sans interlocuteur.
Merci d’abord pour ces contributions qui montrent une fois de plus, si c’était... [ lire la suite ]
7 Enseignement, évaluation, pédagogie par Jean Delpuech
le mardi 23 janvier 2007 à 23:11
Un peu déçu de cet article, après avoir été attiré par la problématique, je voudrais préciser quelques points.
Tout d'abord, la thèse que l'Ecole est constituée pour produire de l'échec scolaire, me semble sans nuance et mériterait au moins un traitement statistique approfondi !
Ensuite, pour la clarté du débat, il faudrait distinguer les... [ lire la suite ]
6 Pour une analyse pragmatique... par BEAU
le samedi 20 janvier 2007 à 14:02
Quel dommage !
C'est un point de vue entièrement idéologique et teinté de la vulgate crypto-marxiste la plus éculée.
Comme on est loin de la réalité !
Il y aurait cependant tant à dire sur les carences de notre système éducatif et les moyens d'y remédier, en s'appuyant, je suis d'accord sur ce point, sur une autre philosophie de... [ lire la suite ]
5 L'école, mais pas que... par Baloo
le samedi 20 janvier 2007 à 11:11
Excellente analyse sur les schémas de fonctionnement de l'école et de la relation - pédagogique notamment. Ces schémas ont également cours dans les différentes institutions de la république et en entreprise. Les rigidités et les dénis qu'elles provoquent dépassent largement le cadre de l'école pour être bien enracinées dans la société française,... [ lire la suite ]
4 Remarques diverses par sebastien
le mercredi 17 janvier 2007 à 13:01
Il me semble que cet article reste trop vague. Certes, il nous oriente sur quelques finalités, mais il ne pose jamais la question des moyens de réalisation de ces fins. La formation des enseignants est tout de même une clé à ne pas négliger, car il existe aujourd'hui des enseignants qui ne demandent pas mieux qu'à réaliser tous ces objectifs... [ lire la suite ]
3 Réaction au message de Rouyer par colombani
le mercredi 10 janvier 2007 à 14:02
Je me permets de rebondir sur la réaction de Rouyer pour dire que l'espace public solidaire et non-marchand, le lieu de formation du citoyen tout le long de son existence, ce lieu existe déjà : c'est la bibliothèque de lecture publique.

"La bibliothèque publique n'est, il faut le répéter, ni un service de luxe, ni une oeuvre de bienfaisance.... [ lire la suite ]
2 Une autre éducation pour une autre société par rouyer
le mardi 09 janvier 2007 à 21:09
La critique du système scolaire formulée dans cet article me parait bonne mais il me semble que vous passez à côté d'un point essentiel :
Oui, depuis son institutionnalisation et sa démocratisation, l'école a pour objectif de former une identité - française - et de transmettre un savoir qui servira d'outil de sélection pour reproduire des classes... [ lire la suite ]
1 Quelques remarques par colombani
le mardi 09 janvier 2007 à 14:02
- D'abord, ce serait bien de mentionner dans la bibliographie comment se procurer les instructions officielles, histoire de nous faire une idée par nous-même.

- Ensuite, nous dire que l'école est instrumentalisée au profit d'une idéologie de classe mériterait aussi un renvoi à des ouvrages argumentés, parcequ'en l'état, je suis obligé de... [ lire la suite ]