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>> Citoyenneté et institutions >> Lutter contre les discriminations et les inégalités >> Mesurer les discriminations pour pouvoir les combattre
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LIENS UTILES
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LIVRES
Patrick Simon et Martin Clément, « Comment décrire la diversité des origines en France ? », Population et Sociétés, n° 425, juillet-août 2006.
Hervé Le Bras, Le Démon des origines. Démographie et extrême droite, Editions de l'Aube, 1998.


 
Mesurer les discriminations pour pouvoir les combattre
par Louis-Georges Tin*

 
Pourquoi mesurer les discriminations ?

Quand on met en place une politique publique, encore faut-il mesurer son efficacité concrète sur le terrain ; cela semble être une remarque de bon sens. Or, dans certains domaines, la France manifeste une forme particulière de schizophrénie : oui, on prétend combattre les discriminations raciales avec la dernière énergie, mais non, on ne veut pas du tout mesurer les progrès réalisés en la matière. C'est à se demander si vraiment il y en a... Est donc ici posée la question des « statistiques ethniques », ou plus exactement, la problématique des « statistiques de la diversité », car il ne s'agit pas de mesurer les « ethnies » représentées en France, mais de mesurer la diversité de la population française dans son ensemble.
Si l'on prend des dispositions pour favoriser l'égalité entre les sexes dans le domaine de l'emploi, par exemple, il faut bien savoir combien il y a de femmes dans tel secteur d'activité, comment elles se répartissent dans la hiérarchie professionnelle, combien elles touchent par rapport à leurs collègues masculins, etc. Bref, il faut des chiffres pour connaître la situation de départ, et pour vérifier ensuite l'efficacité des politiques adoptées. De même, si l'on veut lutter contre les discriminations raciales, il faut bien que les statistiques de la diversité tiennent aussi compte des Noirs et des Arabes, pour qu'on sache si les moyens mis en œuvre réussissent ou non à réduire les écarts. Or la loi française interdit toute prise en compte de ces groupes sociaux dans les statistiques officielles (bien que les critères « ethniques » soient tout à fait possibles dans les enquêtes commerciales). Autrement dit, on prétend lutter contre les discriminations raciales, mais on s'interdit de vérifier l'efficacité des dispositions adoptées. Cet aveuglement volontaire porte un nom : cela s'appelle la politique de l'autruche.

Comment fonctionnent les « statistiques de la diversité » ?

Elles existent déjà dans de nombreux domaines, pour ce qui est des femmes, des jeunes, des étrangers par exemple. Les données sont recueillies à l'occasion des enquêtes ou recensements effectués par l'INSEE ou l'INED sur une base anonyme et auto-déclarative, comme c'est l'usage en la matière. Aux catégories existant déjà, il faudrait rajouter les rubriques : blanc,  noir, arabo-berbère, asiatique, métisse. Il faudrait aussi songer à une rubrique « autre », et  ménager une catégorie « ne souhaite pas répondre » pour préserver la liberté des personnes interrogées. En somme, il s'agit simplement d'étendre le domaine de la statistique officielle.

Mais, dira-t-on, il existe déjà des lois qui pénalisent la discrimination raciale. Alors, à quoi bon faire ces statistiques ? Certes, les personnes discriminées peuvent intenter un procès, cependant, les procédures sont toujours difficiles, longues, coûteuses, et la plupart du temps, il est impossible de prouver quoi que ce soit. L'avantage des statistiques, c'est qu'elles permettent une prise en compte globale. Si dans une grande entreprise qui recrute au niveau national, il n'y a que 0,10% de Noirs parmi les cadres dirigeants, alors que les Noirs représentent près de 10% de la population française (c'est une estimation vague, car justement, les chiffres manquent), c'est qu'il y a là un problème : cela s'appelle de la discrimination.
Il n'y pas besoin de chercher qui a discriminé, ou qui a été discriminé: à l'évidence, les chiffres montrent une distorsion à laquelle l'entreprise en question doit apporter des solutions pratiques. Contrairement au traitement juridique de la discrimination (qui ne doit pas pour autant être abandonné), cette approche statistique du problème permet d'y appliquer un traitement politique, c'est-à-dire collectif, sans qu'il y ait besoin d'identifier une victime, un coupable, et encore moins une intention expresse de discriminer. La statistique met en évidence une réalité globale, incontestable, et la preuve de la discrimination étant apportée, elle permet aussi de mesurer par la suite l'efficace éventuelle des solutions mises en oeuvre.

Cependant, de nombreuses objections sont formulées à l'encontre de cette approche. Pourquoi  ?

Certains s'y opposent à cause de la logique des quotas qu'ils récusent globalement. Mais cet argument est le signe d'une confusion : statistique et quota, ce n'est pas la même chose. La statistique permet de mesurer les inégalités ; et pour y remédier, une entreprise peut décider de sensibiliser les DRH, les cadres dirigeants, ou envisager d'autres pistes, sans pour autant fixer de quotas. L'important, c'est que la diversité progresse, et que l'on puisse évaluer ces progrès de manière effective.
D'autres, songeant notamment aux heures sombres de la Collaboration, mettent en avant le risque de fichage policier. Or ce risque n'existe pas, puisque le recueil des données se fait de manière anonyme. Et même si l'anonymat n'était pas respecté, cela ne pourrait poser de difficulté véritable que pour les minorités invisibles, comme les Juifs et les homosexuels. Pour eux, en effet, la mesure statistique est un outil discutable. Mais pour les minorités visibles comme les femmes, les Noirs ou les Arabes, l'inconvénient paraît nul et non avenu. Si par extraordinaire, un des agents du recensement ne respectait pas l'anonymat du questionnaire, et allait colporter : « Mme X est une femme » ou « M. Y est noir », ou « Mme Z est arabe », ce ne serait sans doute pas un scoop !
Bien plus, loin de favoriser le contrôle policier des populations arabes ou noires, la statistique permettrait au contraire de contrôler les contrôles de la police. En effet, les contrôles d'identité ne sont pas toujours aussi aléatoires qu'il le faudrait, et semblent viser plus particulièrement certaines catégories sociales. C'est le délit de faciès. Si on pouvait disposer de statistiques, on pourrait prouver le décalage éventuel entre le pourcentage de Noirs et d'Arabes dans tel quartier, par exemple, et le pourcentage d'Arabes et de Noirs parmi les citoyens contrôlés par la police dans ce même quartier. Cela permettrait ainsi d'étendre l'usage du testing.

Dans l'ensemble, s'il y a encore des résistances en France, de plus en plus de personnes conçoivent la nécessité de recourir à ces mesures statistiques, que la loi française interdit, mais que l'Union européenne recommande pour lutter contre les discriminations. Comme ceux qui s'y opposent n'ont en général pas de meilleure solution à proposer, ils donnent l'impression de se satisfaire du statu quo et d'œuvrer en faveur de l'immobilisme. Et qu'ils le veuillent ou non, leur attitude contribue objectivement à couvrir d'un voile de pudeur ou d'hypocrisie la réalité des discriminations raciales en France.
Louis-Georges Tin*

* Maître de conférences à l'IUFM d'Orléans, porte-parole du Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) et fondateur de la Journée mondiale de lutte contre l'homophobie.