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« La République face à la diversité : comment décoloniser les imaginaires ? », in La Fracture coloniale, édité par Blanchard N., Bancel N. et S.Lemaire, Paris, La Découverte, 2005.


 
Lutte contre les discriminations : un levier de transformation sociale
par Patrick Simon*

 
La condamnation ferme et sans appel des discriminations est sans doute la position la mieux partagée sur l’échiquier politique français. A droite comme à gauche, au MEDEF et dans les centrales syndicales, les représentants des différentes religions et les associations antiracistes rivalisent dans les prises de parole publique sur le sujet, dénonçant le poison qui mine la démocratie française et décrédibilise le credo républicain. A en rester à cet unanimisme, la lutte contre les discriminations apparaît comme une « question molle », incapable de structurer un clivage politique et finalement sans enjeu. Dans sa version light, la lutte contre les discriminations est en effet accommodable par la plupart des idéologies et logiciels politiques. Derrière cet unanimisme de façade, qui montre malgré tout que le thème des discriminations est désormais totalement reconnu et légitime dans la société française, les divergences se manifestent dès que les éléments du diagnostic se précisent et que les réponses à y apporter sont évoquées.

Avec l’opportunisme qui le caractérise, Nicolas Sarkozy s’est emparé du thème de la « discrimination positive » et l’a placé au centre du débat. Les positions se cristallisent autour de cette fausse « bonne question » – être pour ou contre la « discrimination positive » – sans que l’on prenne le temps de définir ce que signifie cette option politique. Si les politiques de redistribution sont toutes des formes de « discrimination positive », c’est à dire de répartition modulée des ressources en fonction des besoins, la question centrale réside dans la définition  des bénéficiaires. Peut-on et doit-on attribuer des accès privilégiés à l’emploi, au logement, à l’éducation, aux aides sociales, etc. à des personnes qui seront définies par le critère de la discrimination qu’elles subissent ?

La liste des critères est établie par les textes internationaux que la France a ratifié, notamment les directives européennes relatives à la non discrimination qui ont été transposées dans le droit français : leur sexe, leur origine ethnique ou raciale, leur handicap, leur religion, leur orientation sexuelle, leur âge. Or si des stratégies d’action positive ont été mises en place pour établir l’égalité entre hommes et femmes ou pour favoriser l’accès de différents secteurs aux personnes handicapées, l’équivalent pour les personnes exposées aux discriminations en raison de leur origine « ethnique ou raciale » provoque de très vives oppositions. La notion même d’origine « ethnique ou raciale » fait l’objet d’un refus fondé sur l’inanité des catégories et les risques de stigmatisation qui y sont attachés. Le problème est que s’il est vrai que les identités ne sont pas « ethniques ou raciales », les stéréotypes existent et produisent des effets d’identification particulièrement opérationnels. S’il n’y a pas de « race », il y a du racisme et des discriminations qui frappent des personnes en raison de leur origine supposée (que celle-ci soit imaginée sur la base d’un nom ou prénom, de traits physiques, d’un accent, d’une manière de s’habiller ou d’autres éléments visibles) ou de leur couleur de peau. Il est difficile de sortir du dilemme entre la volonté d’éviter la racialisation et l’ethnicisation, ainsi que la stigmatisation qui s’y attache, d’une part, et la nécessité de rendre visible non seulement les hiérarchies sur base ethnico-raciale qui opèrent dans la société, mais également sa diversité interne qui met en question sa représentation uniforme, d’autre part.

D’où proviennent ces filtrages, sélections, blocages, exclusions, humiliations ? Sont-elles une simple répétition des séquences du processus classique de l’intégration comme l’ont vécu les vagues d’immigration de l’entre-deux-guerres, Belges, Italiens ou Polonais ? En ce cas, la xénophobie et le racisme initiaux devraient laisser place à une plus grande acceptation sociale des derniers arrivés, prélude à leur invisibilisation dans la grande matrice intégratrice. Le problème avec cette vision quelque peu déterministe de l’intégration est qu’elle élude la singularité des migrations post-coloniales. Les images mentales forgées dans le cadre colonial et, au-delà, au cours de l’histoire de l’expansion européenne ont été transportées après la décolonisation. Les classifications hiérarchisées des peuples considérés comme subalternes dans l’échelle des civilisations continuent à exercer une influence dans la formation des stéréotypes et préjugés qui sont à la source des discriminations. Il existe indéniablement des variations dans les stéréotypes mobilisés, des recompositions qui signifient clairement qu’il n’y a pas de continuité générique du fait colonial. Mais les conditions de la décolonisation et l’hypothèse d’une table rase, tout comme l’amnésie entretenue depuis qui constituent cette manière si française d’affronter les pages noires de son histoire, ont nourri le rapport spécifique des anciens colonisés avec la métropole. C’est ce rapport continué et recomposé qui a favorisé le découplage des trajectoires suivies par les migrants des anciens pays sous administration française et de leurs descendants du modèle classique suivi par les autres immigrations, ce qui expliquerait en grande partie l’inscription dans la durée et sur plusieurs générations de formes de discrimination et de stigmatisation qui étaient appelées à disparaître.

La lutte contre les discriminations nous invite à réviser notre lecture des modes de domination et de production des inégalités. Penser la multiplicité des formes de discriminations, leurs intersections et cumuls, sans les réduire à aucune d’entre elle, tel est l’enjeu posé par la réflexion et l’action de la non-discrimination. Le mouvement social et les partis historiquement liés au mouvement ouvrier se trouvent paradoxalement en difficulté pour incorporer la non-discrimination dans leurs stratégies d’action. Par un basculement qu’il faudra analyser, les formations de droite et le MEDEF ont pris récemment l’initiative sur ce dossier. Défendant le principe du CV anonyme, signant la charte de la diversité, communiquant sur la nécessité de développer les moyens d’action, les entreprises ont pris de court les syndicats qui avaient été à l’origine des premières campagnes de sensibilisation. Dans un contexte de dépeçage par morceaux de l’Etat-Providence, l’insistance mise sur des politiques en direction des minorités est perçu comme une concurrence néfaste, voire comme le cheval de Troie du libéralisme avancé. Tragique erreur sur laquelle il faudrait revenir. Ces politiques visent à l’égalité effective et permettent de sortir des discours auto-satisfaits sur l’impartialité du modèle français. La relative inefficacité qui leur est souvent reprochée doit être rapportée à la difficulté de leurs objectifs : modifier les structures profondes des sociétés démocratiques qui produisent les discriminations. Plus qu’une simple caisse à outil, la non-discrimination est un changement de point de vue pour révéler les conséquences concrètes des dominations sexuées, culturelles, religieuses ou sexuelles. Par sa conception même, la non-discrimination représente un levier extrêmement puissant que le mouvement social devrait saisir pour construire une politique d’émancipation.
Patrick Simon*

* Socio-démographe à l’INED et membre des comités de rédaction des revues Mouvements et Contretemps. Il a publié « La République face à la diversité : comment décoloniser les imaginaires ? », in La Fracture coloniale, édité par Blanchard N., Bancel N. et S.Lemaire, Paris, La Découverte, 2005.



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